Qui ne reviendra jamais…
J’ai marché, moins d’un pas, moins d’une seconde, sur les eaux grises du Pacifique. Au loin, le fog s’extirpait du levant. Le Golden Gate très rouge, claquait des haubans sous le poids de la glace. San Francisco souriait. Les phoques dansaient lentissimo sur Canary Wharf. Ma tête de bronze déposait son poids de métal sur mes épaules fermées. Pour me sauver, il me fallait suivre la partition des océans.
J’ai fermé les yeux dans un avion au-dessus de l’Adriatique.
Des bulles de vin rétsiné dévalaient les pentes enneigées du Mont Parnassos. J’ai glissé jusqu’à Athènes, la minérale. C’est précisément là que le fantôme du Hollandais volant courait sur l’un des quais du port du Pirée. Le capitaine est venu en personne me supplier à genoux, les mains jointes, de lui donner mes yeux pour combler le vide de ses orbites. Alors, j’ai fui sur le dos en feu d’un pur-sang noir comme l’enfer. La mer m’a rattrapé dans sa chevelure d’algues sèches. Des poissons volants sont nés de mes pieds chancelants.
J’ai fermé les yeux dans un Thalys lancé vers l’Europe du nord.
L’escalier de l’Atomium m’a donné le vertige. Par une porte ouverte sur un cristal de fer, j’ai aperçu la profondeur de l’univers. A quelques années-lumière de là, un anneau d’accrétion chantait pour le voyageur imprudent l’aria d’un trou noir amoureux de spaghettis. Dans un sursaut, je suis revenue hanter la Grand place aux noires façades vides à la recherche d’une blonde fraîche que jamais je ne trouvais tandis qu’un jeune garçon impertinent pissait sa brune dans un coin plein de monde.
J’ai fermé les yeux dans un ferry parfumé sur le Channel.
De Cwmbran des moutons peints en noir m’ont jeté sur Severn Bridge. J’ai tracé une demi-lune à Bath où Jane Austen m’attendait. Ses yeux noirs m’ont interdit d’écrire le rose des fleurs sur le déshabillé de Lizzie Bennett. Dans la cathédrale de Winchester, j’ai marché à pas prudents sur sa tombe. Elle ne s’est pas réveillée. Dommage ! J’avais des choses à murmurer à son oreille de poussière. Ma tête inclinée sur l’épaule, j’ai pensé à voix haute et la réverbération dans l’enceinte sacrée de ma Casta Diva façon Callas a fait détaler les touristes. Quel carnage que mes trilles massacrés !
J’ai fermé les yeux sur le pont des Arts
Sur l’épaule noire de la Gioconda, j’ai versé des torrents de larmes. le Louvre s’est baigné dans mon chagrin. Entrainée par les eaux de la Seine, je me suis accroché à une grande toile de Canaletto emportée dans les couloirs d’Orsay pour finir couchée dans la paille des paysans de Van Gogh. L’été nous écrasait de chaleur tandis que l’Arlésienne veillait, les paupières lourdes, dans la pénombre de son café d’Arles. Les petits yeux cruels de Gaughin m’ont empêché de dormir autant que j’aurais voulu. Rosa Bonheur m’a offert son aide et m’a tirée avec son équipage de bœufs vers le ciel lumineux du Nivernais un matin d’hiver. Des rivières de diamants surfaient sur mes cils bordés de jaune de Naples et de bleu céruléen. L’as-tu entendu cette furieuse cascade silencieuse et scintillante dans un soleil blanc ?
J’ai fermé les yeux dans ma petite Peugeot grise
Rouler à minuit pour le plaisir de compter lentement les silhouettes sombres des chênes, des frênes, des aulnes, de suivre en pensée la Sarthe et son bassin plat tricotant son mythe secret de fleuve infiniment noir sous les frondaisons. La voiture a suivi le ruban de la route nationale, croisant parfois mais sans dommages, des monstres aux yeux jaunes, bruyants, menaçants pour finir par se perdre loin derrière moi. J’ai lutté contre le sommeil venu m’annoncer ma fin prochaine.
J’ai marché à petits pas comptés autour du mont aux chèvres.
Pour reconquérir à nouveau ce coin opulent de mon histoire. Encore apercevoir les dames blanches pénétrer en longues fumerolles la lisière de la forêt d’Ecouves. Encore respirer l’odeur des chevreuils sur un tapis de chanterelles. Encore goûter le velouté d’une soupe de potirons et châtaignes réchauffée dans une cheminée ouverte sur le mystère de la nuit. Encore m’endormir dans la soie d’une peau aimée pour toujours. Et pleurer encore un peu, était-ce possible ? Pleurer doucement pour ce qui a disparu, qui ne reviendra jamais, ou jamais comme ça : un vent calme brisant un arbre centenaire comme un fétu de paille, une abeille pelucheuse attardée sur le bord d’un abreuvoir éphémère, un melon blond comme une balle de ping-pong, les notes irréelles de la Libertà du Rinaldo de Haendel pour une amie perdue à jamais dans les méandres de sa folie.
Valérie W.