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J’avais 38 ans. Parisienne depuis ma dernière année d’études et quelques voyages. Avocate au sein d’un cabinet où régnait un climat de travail soutenu mais ponctué de moments bienveillants dispensés par les « seniors ». Un compagnon qui exerçait au sein d’un hôpital en chirurgie cardiaque. Un appartement petit mais lumineux. Deux enfants.
Loin de mes racines méditerranéennes ensoleillées, de ma famille, de mes amis d’enfance, je « redescendais » aussi souvent que possible pour retrouver la lumière incomparable du soleil d’hiver sur la mer ou la chaleur sonore des soirs d’été.
Puis survint la maladie. Celle de mon père. Jeune retraité alors, je ne doutais pas un instant de sa guérison. Envisager la vie sans lui était tout simplement impossible. Nous étions depuis toujours profondément liés, complices. Il était la boussole qui m’avait toujours guidée à travers les découvertes de la vie au fur et à mesure que je grandissais. Il a consolé mes genoux couronnés après une chute en patins à roulette, mon petit cœur blessé par une trahison de la meilleure amie de mes 11 ans. Encouragée sur les pistes de ski, je dévalais avec lui les plus difficiles. Il dessinait sans brutalité les frontières entre le bien et le mal pour que je ne m’égare pas sur les chemins dangereux de la transgression ou de la tentation. Parfois trop protecteur à mon goût d’adolescente, son soutien indéfectible m’a pourtant offert une enfance et une jeunesse dont le sentiment de sécurité n’a jamais été absent.
Puis cette maladie… Vint le jour où les non-dits des médecins, leur main sur mon épaule et leur sourire évasif devant mes questions qui ne cherchaient qu’une seule réponse qui n’arrivait pas, « il va guérir », me firent comprendre que la fin s’annonçait. D’abord écrasée par ces lendemains déchirants, je me terrai quelque temps à Paris, loin de lui, pour lui cacher mes larmes et mon sourire voilé. Je recouvrai cependant courage et détermination et décidai d’organiser un week-end surprise auprès de lui. Ses amis les plus proches devinrent de précieux complices et un restaurant, son préféré, fut réservé. De mon côté, je pus caser enfants, chien et chat et partir seule le retrouver, le cœur battant d’imaginer sa surprise et sa joie.
Arrivée comme prévu très en avance, je sirotais un soda assise dans un coin de la terrasse du restaurant. Je le vis arriver de loin. Sa démarche avait perdu un peu de sa vitalité et il s’appuyait sur le bras de son ami. Toujours très élégant, il sourit au patron qui l’accueillit et le dirigea vers sa table. C’est alors que je me levai et me dirigeai vers lui, bardée de mon émotion et corsetée de mon courage. J’étais là pour lui apporter de la joie. Lorsqu’il me vit devant lui, il s’arrêta. Il me fixait comme pour vérifier que j’étais réelle. Puis son sourire rayonna sur son visage. « Tu es là ? » Je le serrai dans mes bras, si fort… Je sentais son cœur battre contre le mien. Je le lâchai en riant quand il marmonna « tu m’étouffes » et reculai d’un pas pour le regarder être heureux. Ses yeux s’étaient emplis de larmes qui ne coulaient pas mais troublaient son regard. Je pus cependant y lire la joie de me retrouver et l’étonnement de cette surprise, mais ce que j’y découvris d’imprévisible et imprévu me glaça. Il réalisait aussi que ma présence, là, avec lui, sous le soleil qui nous avait accompagnés tant d’années, dans ce restaurant où il m’emmenait à chacune de mes visites pour que je déguste un bar grillé au fenouil, mon plat préféré… oui ma présence révélait aussi que je savais sa fin proche et inéluctable. Je détournai vivement la tête pour qu’il ne voit pas ma détresse. Je ressentis de la honte. Oui de la honte. Je n’avais pensé qu’à moi, au plaisir que je lui apporterais et donc au mien. Je n’avais pas soupçonné ni anticipé le double message que ma venue impliquait. Lui et moi, assis côte à côte, avons réussi à être les plus joyeux convives, les plus drôles aussi. Il me tapotait la main de temps à autre comme pour me rassurer. Encore une fois, il me rassurait ! Ce weekend ne fut pas triste. Une douce sérénité s’installa et nos sourires n’étaient pas feints ni forcés. Je garde de ces deux jours avec lui le souvenir d’une tendresse infinie, voilée cependant d’un au revoir muet et indicible que chacun de nous s’efforça de rendre moins douloureux à l’autre. Les mots n’étaient plus essentiels. Nos silences les contenaient tous. Au moment de partir, je prononçais cette phrase qu’il m’avait dite des centaines, des milliers de fois. « Ne t’inquiète pas, je suis là ». Il m’a souri.
Dominique Olsenn
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