Au temps du premier cinéma.
Le slapstick cinema ou cinéma burlesque du début du XXeme siècle occupe une place à part dans l’histoire du cinéma. Ces films muets, dont beaucoup sont américains, reprenaient la tradition de pantomime des troupes de théâtre itinérantes qui faisaient rire un public populaire. Ce sont ces mêmes itinérants forains qui commencèrent à diffuser les premières réalisations du cinéma. Il faut dire que parmi les cinq premiers films courts qui ont présidé à l’arrivée du cinématographe, l’art du comique s’était déjà illustré en France dans l’épisode de « L’arroseur arrosé » des frères Lumière, avec un jardinier dont les copains posent le pied sur son tuyau et qui s’interroge en regardant en face l’ouverture du tuyau ; on imagine ce qui se passe quand le tuyau est soudain relâché…
Loin du drame ou du film d’aventure, les personnages du slapstick cinema ne semblent pas ouvrir à un univers héroïque, mais appartenir plutôt au registre des anti-héros. Rien n’illustre mieux une sorte de léger dysfonctionnement par rapport à la réalité, qui peut gauchir et perturber les rapports humains, et qui a été illustré par de nombreux acteurs, de la grosse farce de Fatty Artbuckle ou de Laurel et Hardy à la construction de personnages haut en couleurs et d’une profondeur universelle comme ceux du clochard de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton, ou le personnage moins connu Charlie Bowers.
Mais empêtrés ou martyrisés par la réalité, ses personnages font preuve d’une résilience hors du commun.
Les héros grecs sont plus fragiles. Si Achille venge son ami Patrocle et tue ses ennemis, il y perd la vie. Si Ulysse arrive à retrouver Ithaque, il a perdu en cours de route nombre de ses compagnons. Mais les héros du slapstick cinema sont toujours là à la fin de leurs aventures. Buster Keaton, Laurel et Hardy ou Charlot font preuve de la même persévérance qu’Ulysse, mais ils sont inoxydables ainsi que leurs complices ; seuls les méchants parfois disparaissent.
L’émergence du cinéma muet qui nait en 1895 et couvre surtout les années 1910-1920 est contemporaine de la psychanalyse à ses débuts : L’interprétation des rêves de Freud est publiée en 1900 avec le début du siècle, Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901. Freud y décrit les actes manqués qui illustrent les désirs ou la volonté inconsciente d’échouer des protagonistes du quotidien. L'un de ses exemples les plus connus est celui du président de la Chambre qui ouvre la séance en disant : « La séance est levée », trahissant son anxiété devant la perspective d’un débat qui s’annonce houleux. Le slapstick cinema semble mettre en scène ce qui achoppe dans la vie quotidienne et illustrer la psychanalyse du quotidien.
Mais s’il montre les impasses et les trébuchements qui peuvent prêter à rire, il se garde bien de décourager le spectateur. C’est un cinéma en général de personnages masculins, qui émerge au moment de l’essor du capitalisme aux USA. Il montre à quel point il faut être persévérant, que l’on peut toujours y arriver, que parfois on dégringole, mais que finalement échouer n’est que la première porte de la réussite.
Dans plusieurs de ses premiers films de l’époque Mutual comédies, Charlot dont le personnage n’est pas encore tout à fait stabilisé, qui est assez mauvais garçon, buveur, dragueur et qui ne rechigne pas à dérober une bouteille ou un rôti, voire une voiture ou des bijoux, se retrouve dans une maison étrangère ou dans un grand magasin à monter un ou des escaliers qu’il redescend aussitôt parce qu’il glisse, trébuche, rencontre un obstacle ou se fait bousculer. Mais tel un Sysiphe de l’escalier, il remonte toujours pour se retrouver à nouveau bientôt en bas de la pente. Le schéma est le même dans un gag de Laurel et Hardy qui livrent à une maison située en haut d’escaliers interminables sur la pente d’une colline un énorme piano qui redescend toujours et n’arrivera chez son nouveau propriétaire qu’en bien mauvais état. Héros modestes de l’adversité, ils montrent la voie de l’effort et de la persévérance.
Le slapstick cinema choisit de faire rire des mésaventures d’un autre qui pourrait aussi bien être le spectateur et ses difficultés dans la vie. Mais ses personnages sont plus complexes qu’il n’y paraît. Ils sont au cœur d’une contradiction des valeurs et des comportements qui les rend plus humains que ne le serait le récit de simples aventures. Le personnage a toujours plusieurs facettes, dont celles de la réussite et de l’échec.
Ce mélange de réalisme, d’éloge de l’inconscient et de fantaisie optimiste est bien caractérisé dans le film Le cameraman de Buster Keaton, où amoureux transi il multiplie les maladresses, cassant chaque fois qu’il sort en se retournant avec le pied de sa caméra la vitre de la porte de l’entreprise où il veut se faire embaucher et où travaille sa dulcinée. Dans de nombreuses scènes, il a l’air absent et déphasé, mais par ailleurs il fait aussi preuve de capacités hors du commun : Il rattrape un autobus à la course, il joue dans un stade une partie de baseball en personnifiant successivement tous les joueurs sur les différentes parties du terrain avec une rapidité stupéfiante. Tout le film est animé par la contradiction entre celui qu’il craint d’être, le faible, le maladroit, le dépassé et celui qu’il voudrait être, le héros courageux, efficace, qui réussît, et en cela son personnage est véritablement universel.
Comment se répartit le rire face à ces personnages ? Cela reste un peu un mystère, car il est difficile de savoir pourquoi ils nous impliquent autant, grands et petits, dans leur univers très particulier et assez intemporel. Ils renvoient probablement à l’enfance où les sentiments sont mélangés et plein de l’énergie de cette indifférenciation. Buster Keaton, qui commença sa carrière dans une troupe familiale itinérante où il reçut moulte coups de bâton de son père, se rendit compte qu’il faisait beaucoup plus rire s’il restait impassible sous les coups. Il reste donc imperturbable dans ses films et son visage ne rit jamais. Il personnifie physiquement cette contradiction : être là et ne pas y être, chercher la réussite et s’en foutre, se plier à l’effort et rester serein ou paresseux, détaché.
Il semble qu’un débat ait eu lieu entre Walter Benjamin et Adorno[1], tous deux marxistes, pour savoir si cette mécanisation des personnages avait valeur de critique ou d’endormissement par rapport au monde industriel en plein essor de la machine aliénante, débat similaire à celui de Voltaire et Rousseau s’opposant sur l’idée que le théâtre est cathartique ou pousse au relâchement des mœurs. Mais l’intégration de contradictions intimes dans ces personnages, leur complexité, rend artificielles, trop générales ce genre de questions univoques. Le rire a aussi une fonction de jeu, qui de soi- même peut mener à une certaine résilience.
Le cinéma de cette époque est très différent dans les films réalisés par les femmes pionnières du cinéma muet[2], redécouvertes récemment. Dans une approche limitée à quelques films, on peut dire qu’en dehors d’Alice Guy-Blaché qui rejoint Méliès dans des univers poétiques et farfelus ou d’autres films à l’esthétique onirique, il illustre soit un certain féminisme de l’égalité qui reprend au fond à son compte et sous une forme assez simple la notion d’héroïsme, avec Mabel Normand dans Mabel au volant par exemple, où elle gagne une course auto où elle a remplacé au pied levé son fiancé capturé par des bandits. Elle arrive à prouver et à assumer son rôle dans l’égalité. Mais d’autres films sont centrés sur le drame du vécu féminin dans le couple ou la société, comme le film de Germaine Dulac La souriante madame Beudet, et les personnages y sont plutôt dans une position d’enfermement et de souffrance.
Je trouve qu’il est intéressant de comparer ces films du début du cinéma en pensant à la différence des sexes, pour ce qu’ils traduisent d’un niveau d’expérience et de réflexion de cette époque et évidemment d’une position dans la vie qui s’exprime différemment.
Christine L.