C’était au Chesnay, en septembre. Toute la famille regardait les nouvelles à la télévision et on venait d’annoncer un documentaire sur la dernière guerre avec quelques extraits. Alice s’est levée pour se diriger vers l’entrée. Je l’ai suivie et, l’apercevant de dos dans la lumière du soir, j’ai saisi mon Nikon sur la console. Ce n’était pas le moment, c’était presque indécent, mais elle n’a pas protesté et j’ai continué. Sur les premiers clichés on la voit de trois quarts, sa nuque sous le chignon relevé, la naissance de la mâchoire avec un léger pli sous le menton signalant l’émotion retenue, l’imminence des larmes. Puis Alice s’est redressée, a regardé par la fenêtre de la porte d’entrée le temps qu’il faisait, ou le temps qu’il ne faisait pas. Elle n’avait pas de regard, pas d’expression, on aurait dit qu’elle s’était absentée entre les poses. L’éclairage me rappelle les images d’Ingrid Bergman filmée par Michael Curtiz dans Casablanca. Ces photos impromptues la révèlent en noir et blanc, irradiée de lumière – probablement le soleil entre deux pluies, par la fenêtre de l’escalier. Elle portait un simple pull-over à même la peau, dont elle avait intentionnellement mis le décolleté en pointe dans le dos. Aucun bijou, seulement ce V qui descendait entre ses omoplates en continuant l’arc de sa nuque. J’ai compris ce jour-là que ma mère était une héroïne, et seulement ça. Elle ne serait jamais vraiment ma mère en dehors de ce cadre.
Ce jour-là, Alice n’a pas protesté d’être prise en photo. Distraite, elle est remontée vers sa chambre et m’a dit sans se retourner :
– Ça suffit maintenant, on en fera d’autres plus tard… Tu me montreras…
Sa voix douloureusement calme, effacée, comme celle signalant les migraines à venir. En la regardant monter les marches, j’ai réalisé tout ce que j’avais observé dans le viseur et qui m’échappait auparavant : son extraordinaire force, sa capacité à contrôler son émotion. Une force se révélant dans chaque trait de son visage que même l’âge – elle avait quarante-huit ans – n’avait pas altéré.
Extrait
Les mauvais sentiments
Un roman de Sybille de Bollardière