Lors de ma première visite de cette chambre d’étudiant dans le Quartier latin, j’en avais apprécié le silence certainement favorable aux journées studieuses. Par la fenêtre ouverte sur le plein été, seul le roucoulement des pigeons me parvenait et, un peu plus loin, le murmurant clapotis d’un jet d’eau dans un bassin apportant une joie manifeste à quelques enfants. Las ! Dès la rentrée, mes sens en éveil perçurent quelques changements.
Une clef tourne dans la serrure en cliquetant ; je sursaute croyant que c’est ma porte que l’on ouvre, mais non c’est celle de la pièce d’à côté ; les charnières grincent, la porte repoussée d’un coup de pied sonore, claque. On lâche un gros sac dont les renforts cloutés tintent sur le sol. Puis je perçois les heurts d’une chaise traînée sans ménagement. Elle rebondit de latte en latte sur le plancher inégal, elle s’arrête. J’entends l’étudiant qui habite cette chambre poser fermement un pied, puis l’autre, sur l’assise gémissante du siège en paille crissante, enfin il souffle à petits coups secs pour chasser la poussière de l’étagère qu’il vient d’atteindre. Sa voix semble s’adresser à moi tant elle est proche « Voyons, où est donc ce dico… Ah, le voici ! » Quelques instants après, un son lourd, percutant, m’informe que le dictionnaire en question, dans sa chute, a rencontré le bureau. Puis les deux pieds joints du garçon se laissent pesamment tomber sur le sol dont le craquement m’inquiète. A nouveau, la chaise est mise à contribution : brinquebalante, elle regagne sa place devant le bureau en raclant le sol. Le garçon se laisse choir dessus sans ménagement et consulte en marmonnant tout haut : « je cherche le mot : b.r.u.i.t ».
Les pages tournées avec trop de vélocité protestent, émettant leur plainte de papier fripé tandis que j’entends – oui, je crois bien l’entendre… à force de l’attendre – le frottement du doigt sec effleurant les colonnes de mots. « Ba-teau, bel, bi-jou, bras, ah voilà ! Bruit. J’ai trouvé » s’exclame une voix jeune, satisfaite. Je tends l’oreille : plus rien, pas un murmure, un temps de silence… serait-ce possible ? Dans la bouteille d’encre, j’entends l’aspiration profonde du stylo dont la plume, dans sa maladresse,griffe le fond : je reviens à la réalité, eh non, ce n’est pas fini. Encore un bruyant ajustement de la chaise devant le bureau lequel, maintenant, frappe à chaque mouvement le plancher de son quatrième pied. Le remède ? Ce sera le froissement d’une feuille de papier arrachée tout net que l’on plie soigneusement en quatre en la tamponnant fortement du poing pour la rendre docile puis, en ahanant, une gymnastique ponctuée d’exclamations pour la placer sous le pied bancale et, enfin, un puissant bougonnement de satisfaction lorsque l’opération aura été achevée. Seul le chuintement de la plume sur le papier bien lisse me rassurera.
Tandis que le calme s’installe de ce côté, voici que la répétition de piano commence à l’étage au-dessus. L’absence de moquette dans le grand salon de « la dame d’au-dessus » me fait participer en direct à la vie qui s’y déroule. Les pas précipités d’une fillette se dirigent vers le piano situé dans cette pièce. Le couvercle de clavier claque lorsqu’elle l’ouvre. Les glissements répétés de ses pieds légers accompagnent le couinement du tabouret à vis qu’elle règle à sa hauteur, puis je l’entends malmener la partition, en froisser les pages avec énergie avant d’entreprendre la répétition sans fin des gammes : do, ré, mi, fa, sol, la, si, do, si, la, sol, fa, mi, ré, do, en majeur, en mineur une fois, deux fois, trois fois… avec toujours la même hésitation au même endroit, entre le mi et le fa. J’étais quasiment ivre d’exaspération lorsque la fillette- en même temps qu’un tonitruant « Ah ! La barbe ! »- plaqua un accord si sonore, si fracassant et surtout si dissonant que le sol trembla jusque dans mon estomac. Ce mouvement d’humeur n’était que pour manifester son courroux d’avoir à travailler ces insipides gammes. Cette fois-ci, je me sentis en totale harmonie avec ce qui se passait là-haut ! Mais sur l’injonction vibrante d’une voix féminine aiguë, la cacophonie reprit. La sonate était difficile. Le tapage créé par toutes ces notes jetées sur le clavier : trilles, croches, double-croches, arpèges, ne dura guère, soudain interrompu par un rugissement rauque digne d’un fauve en fureur : « fa dièse ! ». Un profond silence lui répondit, suivi du couinement bref du tabouret à vis que l’on abandonne en hâte, et du claquement joyeux du couvercle du clavier. Quant à la tambourinante cavalcade pour quitter le salon, elle me parut de bon augure. Enfin, la paix…
Le soleil s’approchant de l’horizon, le tremblotant discours des pigeons annonçait une calme soirée. Mais tout à coup, un vrombissant scooter s’introduisit dans notre petite rue, pétaradant de toute sa force exactement comme s’il avait décidé d’ameuter tout le quartier. Peu satisfait de l’effet produit, il fit hurler ses freins pour s’arrêter en une longue glissade juste au pied de mon immeuble et là, moteur ronflant à grand fracas, il klaxonna à plusieurs reprises interpelant l’étudiant qui habitait la chambre voisine de la mienne.
Lorsque « la dame d’au-dessus » voulut ouvrir sa fenêtre, ce qui ébranlait le muret et bien sûr, ma fenêtre également, dans le légitime dessein de protester, une ambulance pénétra à son tour dans cette rue tout étroite son avertisseur aux tonalités stridentes, intolérables, se répercutant sans pitié d’un mur à l’autre. Gêné par le scooter, le véhicule continua, imperturbable, sa tonitruante manifestation jusqu’au dégagement complet de la voie. Longtemps encore après son départ, l’alarme résonna dans notre quartier survolté.
Après ce magistral tohubohu, le brouhaha des riverains tous penchés à leur fenêtre, échangeant leur opinion sur ce qui se passait dans leur charmante petite rue, d’habitude si calme «Ah ce n’est plus comme autrefois ! La jeunesse actuelle, vous savez … » retint «la dame d’au-dessus» d’ajouter au vacarme ambiant. Il était temps.
Fredaine ☐