Avec mes amies les mains, je ne suis jamais seule. Je leur dois tant à ces mains ! Ce sont mes meilleures compagnes, elles sont toujours là, fidèles, prêtes à intervenir, sur ordre ou de leur propre initiative. Depuis le premier jour, elles m’ont toujours intelligemment aidée. Comme celles de tout humain, elles ont un savoir-faire instinctif, et lorsqu’elles ne savent pas, elles apprennent. Merveilleusement évolutives et perfectibles, elles sont les reines du toucher, l’un de nos sens les plus extraordinaires car loin de s’en tenir au seul contact immédiat, le toucher est doté d’innombrables qualités. Je vous citerai quelques-unes de celles que j’ai connues.
Intuitives, mes mains perçoivent la consistance et la forme d’une surface par simple effleurement. Elles approchent l’objet de leur attention ou l’éloignent, elles le pointent pour le désigner. Actives, elles cueillent les fleurs qui laissent une légère humidité au bout des doigts, les fruits au sucre parfois collant. Elles tournent les pages sèches d’un livre, la clef glaciale d’une vieille demeure ou d’un grenier mystérieux. Elles tiennent fermement les manches de toutes sortes d’outils : marteau, poignées de brouette, de tondeuse à gazon, couteau effilé pour trancher d’un coup la peau d’un lièvre qu’ensuite elles retourneront comme une chaussette du haut vers le bas. Elles manient sécateurs et taille-haies aux dents acérées. A bord d’un voilier elles tirent sur les « bouts » (les cordes et ficelles) participant pleinement à la manœuvre ; de leurs doigts agiles, elles réalisent les multiples nœuds de matelotage, elles serrent résolument les avirons. Jadis elles ont effleuré l’ivoire des touches du piano, ont frappé les noires et les blanches, dans le respect des signes cabalistiques déchiffrés sur la partition. Et en cas d’insuccès, elles frappaient avec colère les malheureuses touches qui n’en pouvaient mais. Sèches et nerveuses, mes mains ont leurs goûts, leur tempérament : elles ont détesté la poignée de main moite et molle du vendeur de voiture. Avec bonheur, elles se sont blotties comme protégées dans la grande main rassurante du médecin.
A l’école, mes mains ont appris écrire. Les doigts souffraient de la trop forte pression exercée par l’enfant sur le porte-plume, et se maculaient de l’encre noire qui postillonnait sur la page quadrillée. Lorsqu’elles surent écrire, ces mains ne prirent pas toujours la peine de former chaque lettre, devancées par le lièvre de la pensée. Pendant les vacances, elles malaxaient la terre rouge grattée sur le bord de la mare dont le souvenir restait sous les ongles, elles en confectionnaient de maladroites silhouettes qu’elles faisaient cuire ensuite dans le four de la cuisine. Ce besoin de créer leur est resté, elles adorent peindre et dessiner.
Sensibles au chaud, fuyant le trop chaud qu’elles esquivent avec prudence, elles se laissent hélas engourdir[B1] par le froid qui les pare de la blancheur cireuse de la mort. Elles sont alors inefficaces, perdent toutes leurs facultés. Elles ne peuvent rien tenir, elles restent là, misérablement inutiles. Lorsqu’elles prennent cette teinte cireuse de la mort, à chaque fois me revient le souvenir de tous les défunts que j’ai vus pour la toute dernière fois, laissant mes mains désemparées : devaient-elles d’abord essuyer discrètement cette larme prête à tomber, saisir au fond de ma poche un mouchoir sauveur ou se joindre en signe de recueillement ?
Bienfaitrices, ces mêmes mains se débrouillent pour soigner les petites blessures, ajuster un pansement sur le genou écorché de l’enfant aimée, dont elles caressent avec émotion le visage et la chevelure infiniment légère et souple. Avec patience et douceur, elles masseront ensuite la cheville foulée.
La subtilité des sensations est familière à mes mains : elles s’attardent volontiers au contact d’une peau amie, source d’apaisement réciproque ; elles perçoivent la douceur de la soie, la légèreté d’un tulle, le poids de la bûche de chêne à l’écorce rêche qu’elles jetteront dans le feu d’automne. Elles aiment à caresser longuement le tiède pelage du chien couché devant cette flambée. Elles distinguent sans difficulté le sec, l’humide, le mouillé et sur la terre assoiffée, elles verseront au soir l’eau fraîche du puits. Le lendemain, elles se joueront de la rosée du matin en cueillant les jonquilles juste épanouies.
Magiciennes aussi, mes mains. A contre-jour d’une lumière elles projettent sur le drap blanc ou sur le mur des formes extraordinaires : des oiseaux, d’étranges animaux, des silhouettes fantastiques. Et comme par magie encore, elles conservent en leur paume le parfum des derniers objets touchés.
Magiciennes ou expertes, mes mains me dirigent fort bien dans le noir absolu pour traverser la maison. Je constate avec soulagement qu’elles ont mémorisé les contours et les obstacles, et je comprends l’immense secours qu’elles rendent aux non-voyants…
Pourtant ces mains tant aimées, nécessaires, sont hélas soumises à la souffrance. Le chirurgien se penche alors sur leur cas, les examine, intervient afin qu’elles poursuivent leur tâche sur terre. L’une d’elles sortira de l’épreuve emballée dans un gros pansement immaculé, si volumineux qu’il aura fallu couper la manche pour le laisser passer. Pendant quelques semaines, une seule de ces deux inséparables devra tout prendre en charge, à peine soutenue par sa consœur opérée. Lors de sa libération, la vaillante rescapée découvrira avec tristesse son incapacité à rendre le service habituel. Las ! Elle a perdu de sa belle agilité.
Eh bien, comme d’habitude, elle apprendra ! Elle s’adaptera car, elle le sait bien, elle est indispensable…
Fredaine
☐