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Elle était très laide. Son teint gris d’une pâleur extrême, inquiétante, et ses épaules relevées en pointe sous sa veste en grosse laine de couleur présumée châtaigne - tricotée très probablement par elle-même - beaucoup trop vaste pour son corps maigre et ratatiné, faisaient peine à voir. Son menu visage disparaissait derrière d’énormes lunettes aux verres trois fois grossissants au fond desquels on pouvait deviner des pupilles actives, brillantes, rapides comme de petites billes cherchant désespérément à vous découvrir là-bas, si loin pour elles. Les sourcils épais, la chevelure dense juste souple, complétaient la physionomie de la personne. Elle semblait monochrome. Mis à part son visage au ton gris, tous les bruns se côtoyaient chez elle, y inclus celui des épais collants en coton à grosses côtes, qui plissaient à la cheville, et du tartan de la longue jupe plissée sur le devant.    

Leur inquiétude fut grande lorsqu’elles comprirent que cette femme étonnante serait leur professeur de latin. Ce vieux rat de bibliothèque sorbonnard ? Cependant… avaient-elles le choix ? Il faut dire que ce petit groupe de nulles en latin affichait, sur le premier trimestre de la classe de seconde, la moyenne de un quart sur vingt en latin. La Direction avait estimé urgent de faire quelque chose pour ces naufragées inscrites, contrairement à toute attente, en section… classique !

Le début des cours consistait en l’escalade de plusieurs volées d’escaliers jusqu’aux combles du château qui abritait l’établissement scolaire. Pendant l’ascension, les quatre élèves bavardaient gaiement entre elles et avec ce drôle de professeur, - elles auraient fait durer pendant des heures cette exquise phase de l’ascension placée hors du temps, et surtout hors du temps du cours de latin – elles faisaient part de leur désarroi face à une version latine.

Le souffle court, arrivées au haut du dernier escalier en bois brut aux marches inégales, habituellement lavé à grande eau et fleurant bon l’eau de javel, bien loin des conventionnels escaliers d’apparat en marbre ciré du rez de chaussée, elles parvenaient à une pièce minuscule, sans doute une ancienne chambre de bonne, exposée en plein soleil à cette heure de la journée. Le vis-à-vis était le ciel, uniquement le ciel.

Et c’est là que le miracle eut lieu. Le prodige se produisit autour d’une traduction. Dans le strict respect de l’ordre des mots -sujet, verbe, complément - la fin logique de la version latine était nécessairement : « et César, prenant sa cervelle à deux mains, la jeta vers l’ennemi » situation embarrassante, posant problème. Quelques mois plus tard, la conclusion du même texte devint claire et limpide, coulant comme de l’eau de source : « et c’est ainsi que, grâce à son intelligence, César a vaincu l’ennemi ».

Comment expliquer ce superbe retournement, si ce n’est grâce au talent de l’enseignante, à l’attention soutenue témoignée envers chaque élève, lui donnant ainsi le goût de la découverte de nouveaux horizons ? Si les yeux de ce rat de bibliothèque peu amène étaient si vifs et si brillants c’était sans doute parce qu’ils étaient animés par une intelligence et une empathie hors pair… Sa culture et sa perspicacité avaient réussi à capter l’intérêt de ces gamines qui pour une raison ou pour une autre avaient raté le coche, étaient restées en rade, totalement larguées diraient les marins, à la dérive.

Grâce à elle, toutes les quatre eurent de magnifiques notes au bac et poursuivirent le cursus de leur choix.

Fredaine

Tag(s) : #Fredaine, #Textes de participants, #La Passagère
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