Atelier d’écriture du vendredi 07 décembre 2018
Imaginer le hors champ de la photo prise par Viviane Maïer
La prise de vue de Viviane Maïer, format à l’italienne en noir et blanc, représente un dormeur sur un banc public sans dossier, le long d’un fleuve, dans une ville. Allongé à plat dos, l’homme dort si profondément que sa bouche pend un peu vers le bas, à demi ouverte. Les mains croisées sur la poitrine soutiennent les bras. Les manches de sa chemise sont retroussées, sa veste soigneusement pliée sous la tête en guise d’oreiller. Il fait chaud.
Il a enlevé ses souliers, ils ne sont pas sur la photo. On ne voit pas non plus sa besace en cuir épais dont les boucles sont soigneusement attachées, prouvant qu’il a fini son travail pour la journée et jouit d’un repos bien mérité. Son gros chien, aussi propre et net que son maître (dont les chaussettes ne sont pas trouées), est un magnifique bâtard tout noir, au poil brillant. Il monte la garde ; il ne dort que d’un œil. Il surveille alentour attentivement, la tête posée sur les pattes de devant bien allongées, la truffe en alerte. Son maître confiant s’apprête à ronfler assez fort pour inspirer d’un seul coup tout l’air s’engouffrant sous le pont que l’on aperçoit là-bas sur la gauche. Un ronflement qui dominera sans aucun doute le vacarme des voitures longeant le trottoir sur lequel est fixé le banc qu’il a choisi, son banc. Le dormeur n’entend pas non plus la cacophonie de la ville, ni l’écho percutant des automobiles franchissant à grand fracas ce même pont qui, de toute sa hauteur, surplombe le fleuve.
Bientôt, deux élégantes promeneuses jouant de leur ombrelle, arriveront à la hauteur de l’homme assoupi. L’une d’elle tient en laisse un tout petit chien au long pelage argenté, somptueux. Elle lui a noué un ruban rose sur la tête pour fixer les mèches qui lui tomberaient sur les yeux. Ce petit être agitera son corps minuscule d’un frétillement joyeux à la vue du gros chien paisible et blasé du dormeur. Ils se connaissent bien, ce sont des voisins de quartier.
Derrière les deux promeneuses, un policier marche à grands pas. Il a chaud dans la tenue sombre qui enveloppe sa forte corpulence. Il est un peu rouge, il regarde la rivière. Il y a eu un noyé la semaine dernière, il faut tout voir, tout vérifier, quel métier ! Le trottoir ne permet pas de marcher à trois de front entre la rambarde d’appui qui longe le fleuve et l’alignement des bancs. Il reste poliment derrière les deux jeunes femmes, profitant de ce ralentissement imprévu pour souffler un peu, s’éponger le front de son vaste mouchoir à carreaux. Soudain, entre les deux silhouettes, il aperçoit sur le banc, là-bas, un peu plus loin, deux plantes de pieds habillées de chaussettes gardées par un gros chien noir. Son sang ne fait qu’un tour. Oh ! Encore lui ? Ah, cette fois, c’est trop fort, je verbalise ! Il extirpe son sifflet de la poche de poitrine gauche, sort son stylo, son carnet à souche, gonfle son torse avantageux. Puis, prenant sa plus grosse voix : « Alors, mon brave, on dort sur la voie publique ?
Fredaine