Illustration Véronique Kangizer
Décor : une petite salle éclairée au plafond par un néon qui grésille de temps à autre. Une table rectangulaire, grise. Deux chaises métalliques noires rivées au sol. Un homme et une femme les occupent. Un médecin en bras de chemise et une avocate, jeune femme aux yeux cernés. Face à eux, un homme. Sur un mur, un grand miroir. Dans un angle, en hauteur, face à l’homme, l’œil de la caméra clignote.
Entretien 2
« - Bien… reprenons. La victime était donc votre épouse…
- Elle n’est pas une victime !
- Ah ? Pourtant elle est morte !
- Oui je sais… elle a toujours eu une petite santé.
- Mais vous l’avez bien aidée à…
- Oui je l’ai aidée… à devenir une splendeur… une pièce unique de beauté… une œuvre d’art !
- Expliquez-moi ça…
- Quand je l’ai rencontrée j’ai tout de suite su que ce serait elle… elle avait une peau parfaite, d’une couleur d’ivoire, un peu nacrée. Comme une toile vierge qui m’attendait. J’ai tout fait pour qu’elle m’aime. Je lui ai demandé de m’épouser. Elle a accepté.
- Vous la frappiez déjà avant le mariage ou vous avez attendu ?
- Je ne l’ai jamais frappée voyons !
- Ah ? Pourtant les marques disent le contraire, les fractures aussi.
- Non, vous ne comprenez pas. Peu de gens comprennent d’ailleurs. L’art est un mystère, même pour l’artiste. Il provoque et convoque le sublime en nous.
- Expliquez-moi alors, j’ai hâte de comprendre. Donc vous ne la frappiez pas mais elle a 64 marques de coups, 14 fractures non soignées…
- Je ne la frappais pas. Je faisais en sorte de faire naître les couleurs cachées sous sa peau. J’ai amélioré ma technique peu à peu. Savez-vous que l’acier ne révèle pas les mêmes couleurs que le bois ou le cuir ? Parfois le violet apparait en premier. Avec le cuir, après le rouge vif, seuls le jaune puis le vert se succèdent. Un monde de nuances.
- Intéressant !
- Il reste toujours cependant une part d’inconnu. Les œuvres que je crée sont mouvantes, de l’art en devenir perpétuel. Vous seriez émerveillé devant ces tableaux… les couleurs naissent l’une de l’autre lentement. C’est très apaisant.
- Pour qui ? Que disait votre épouse pendant que vous faisiez progresser vos techniques ?
- Joujou…
- Joujou ? Vous l’appeliez Joujou ?
- Oui depuis toujours, pourquoi ?
- Un surnom je suppose ?
- Toutes mes poupées se sont appelées Joujou, toujours.
- Vos poupées ?
- Oui j’adore ces toutes petites femmes. Depuis toujours. Maman m’en a offert de très belles. J’ai commencé à dessiner sur leurs corps dès mes 5 ans. Malhabile au début, j’ai vite progressé. Je suis né artiste. Mais ces corps figés et impénétrables ne pouvaient répondre à tous mes élans créatifs. L’art vivant, mouvant, animé, fugace, capricieux, parfois éphémère… voilà ce qui m’attirait, m’appelait. J’ai dû passer aux vivants. Chats ou chiens que je rasais complètement pour laisser apparaitre leurs peaux. Un excellent terrain d’expériences. J’ai beaucoup appris avec eux.
- Oui, je vois. Et un jour…
- Oui, un jour Joujou est apparue. Un éblouissement. La perfection nue vouée à rencontrer son destin d’œuvre vivante grâce à mon talent !
- Elle ne protestait pas, ne criait pas pendant que vous…utilisiez son corps ?
- Non, elle était d’accord bien sûr.
- D’accord ?
- Oui évidemment. Le soir de notre mariage je lui ai demandé si elle me permettrait de jouer avec son corps jusqu’à atteindre le sommet ultime de l’art. Elle a pris ma main et a murmuré « je suis à toi ».
- Mais savait-elle ce que vous envisagiez de faire à son corps ? Imaginait-elle les souffrances atroces que vous alliez lui infliger ?
- Elle n’a jamais souffert ! Je la sédatais. Je ne suis pas un bourreau ni un psychopathe !
- Et à son réveil ? Elle souffrait non ?
- Elle dormait beaucoup grâce aux patchs anti-douleur.
- Elle vous parlait ? Vous demandait d’arrêter vos…expérimentations ?
- Parfois oui, mais je lui réexpliquais mon but et elle se rendormait.
- Nous avons remarqué sur son cou des … comment dire… traces particulières.
- Ah vous voyez ! Vous commencez à savoir regarder ! Oui, ce sont des fleurs. J’ai voulu que son visage émerge d’un bouquet de fleurs imaginaires. Ce fut un travail très long et minutieux. Chaque fleur est unique. Les différentes techniques utilisées…
- Nous verrons cela plus tard. Vous avouez donc être l’auteur de toutes ces … marques ?
- Non seulement je l’avoue mais je le revendique !
- Vous ne regrettez rien ?
- Si bien sûr. J’ai raté quelques détails. Certaines couleurs n’ont pu être fixées.
- Et Joujou ?
- Je suis catastrophé par son décès imprévu. Savez-vous ce qui l’a provoqué ? Elle va tellement me manquer. Elle était la femme de ma vie. Mais l’Art est mon maitre et m’ordonne de continuer mon œuvre quoi qu’il m’en coûte. Pensez-vous possible que je puisse rencontrer une autre femme… une autre Joujou ? »
Dominique Olsenn