La piste fauve
Lors de notre séjour à Mopti en 2010, outre les rencontres officielles liées au comité de jumelage, nous avons eu la chance de visiter le pays Dogon. A bord d’un car dont je doute qu’il passe au contrôle technique chez nous, nous avons quitté le goudron pour les secousses d’une piste cahoteuse. Avant cette excursion, j’ignorai l’importance des amortisseurs. Avant chaque dénivelé, le chauffeur accélérait pour franchir l’obstacle. Plusieurs fois je me suis crue dans un engin volant ! Après la montée à l’auvent de Songho, nous avons visité un village de tisserands. En fin de journée, nous avons investi les chambres d’un hôtel sommaire. Dans notre couchette, le sommeil agité par le bruit du vent, j’avais vraiment le sentiment d’être loin de chez moi. Levés à l’aube pour parcourir les falaises de Bandiagara, notre périple débuta par la rencontre avec le sage lisant l’avenir dans le sable.
Chez les Dogons, on utilise la table du renard pour connaître les auspices des futurs évènements de la vie : accouchement, mariage, maladie, voyage, mais aussi pour communiquer avec les défunts ancêtres. Le sage dessine la table avant le coucher du soleil avec un certain code: un bâton couché en symbole d'un ancêtre, un autre debout représente une personne vivante, des tas de sable comme symbole des biens matériels. Pour attirer le renard, on place dans les cases de la table des graines d'arachides. Au petit matin, le devin tente d'interpréter les traces laissées par le renard.
Cherchant l’ombre des rares baobabs, nous avons traversé les villages de Tirelli et Ireli, poursuivis par des hordes d’enfants. Avant de nous installer dans l’unique restaurant du parcours, nous avons ressenti la faim et la soif, pour la première fois. Attablés, il fallut attendre la préparation d’un poulet rencontré sur pattes à notre arrivée. Cuisiné au feu de bois, il nous fut servi avec des pâtes agrémentées de quelques légumes. Avec notre jeune guide, nous évoquions l’époque des premiers ethnologues. Il me recommanda la lecture de « Dieu d’eau », livre de Marcel Griaule. Sur le chemin du retour vers l’hôtel, les femmes pilaient l’oignon en chantant. Forts des contacts établis sur place, nous espérions revenir avec nos enfants. Pour des raisons de sécurité, le Mali n’est plus une destination autorisée.
Fragments
Embarcation à Dinard à bord de la vedette « Le corsaire de Dinan ».
Regard sur la baie de Saint-Malo, ville bombardée au napalm par les alliés en 1944 , ville reconstruite, forte de ses remparts, ville massive, solide, aux rues rectilignes, ma forteresse. Saint-Malo, troisième plus grand marnage, douze mètres de variations, à l’image de mes incessants questionnements, de mes éreintants allers-retours entre celle que les autres espèrent et celle que j’aspire devenir.
Barrage de la Rance, le pont se lève lentement sous les ovations des enfants. Entrée dans l’écluse. L’horizon disparaît. Oppression. Ouverture. Mince filet de ciel et d’eau. Lentement, un nouvel espace s’offre à nous.
La Rance, les malouinières, les iles, Saint-Suliac, le pont Chateaubriand, le pont Saint-Hubert et le port Saint-Jean.
Observation du couple Monsieur – Madame. L’objectif en érection, Monsieur s’approprie la proue. Entre eux, silence, mimétisme, symétrie de mouvements. Que leur reste-t-il à se dire ? Madame ne quitte pas Monsieur du regard. Elle marche dans ses pas, légèrement en retrait. Qu’attend-elle ? Les bras ballants, Madame semble s’ennuyer. Monsieur, lui, se faufile au sein d’un groupe d’une dizaine de femmes. Tel le chef d’un harem ou le coq d’une basse-cour, qu’espère-t-il ? Lorsqu’il se souvient de l’existence de Madame, il s’approche et lui accorde un premier baiser.
Elégante Diana, chevelure flamboyante et peau dorée. Regard de reine et légèreté de vivre. Elle m’évoque Dalida qui se serait autorisée à vieillir.
Restauration du château de Quincourbe par Henri Kowalski, dernier élève de Chopin. Réflexion sur les écluses d’une vie : attente, pause, remise à niveau, ouverture d’un nouvel espace de navigation.
L9, veau de mer apprivoisé se prélassant sur la cale de Mordreuc.
Cabanes de pêcheurs, viaduc de l’Essart, écluses du Châtelier, passage en eau douce. Navigation sur la Rance canalisée, liaison entre la Manche et l’Atlantique.
Regard sur le groupe de femmes que nous formons depuis lundi soir. Parenthèse d’une semaine, sorte de vie entre deux écluses. Femmes libres, extraites de leur vie quotidienne, libérées des contraintes de la vie ordinaire. Femmes lectrices, voyageuses, curieuses, elles rencontrent, racontent et écrivent. Femmes surprenantes, elles se surprennent elles-mêmes. Parvenue à me baigner sur une plage de nudistes, j’avance dans l’acceptation de mon corps et de ses cicatrices, mes cicatrices.
Pause déjeuner à Dinan. Sauvignon, chips, cigarette. Partir à la recherche d’une glace, trouver un Kouign-amann. Ne pas résister. Choisir les deux.
Parcourir la rue du Jerzual. Admirer furtivement ses colombages, ses façades fleuries, les boutiques des artisans.
Trajet retour pollué par le bruit et les rires sonores d’un groupe de retraités. Quelle idée de voyager ensemble avec pour dénominateur commun le poids des années ! Condamnée à me recroqueviller pour écrire, je choisis la sieste. Le kouign-amann n’était pas frais. Les problèmes de digestion aidant, je somnole au fil de l’eau.
Nous descendons lentement la Rance en sens inverse. Les berges chavirées par les vagues du bateau, un couple de canards est réveillé.
Goélands, mouettes, cormorans, hérons et aigrettes. Plutôt une courte vie d’oiseau qu’une vie de troupeau beuglant. De ce point de vue, mes dix-sept ans n’ont pas pris une ride.
Retour à l’observation du couple Monsieur – Madame. Vus de dos, côte à côté, leur deuxième baiser raisonnable et discret aidant, je reconnais qu’ils sont touchants. C’est certain.
Lassitude du retour. Somnolence. Vent froid. Trop de bruit.
Une femme très âgée, vêtue d’un cardigan orange, attire mon attention. La peau tachée par les années, elle s’essuie les mains avec une lingette au parfum fleur d’oranger. Les cheveux blanchis par la vie, elle contemple Saint-Suliac. Sa solitude élégante, son rouge à lèvres nacré et ses lunettes de soleil me la rendent agréable. Elle, je l’aime bien déjà. Je pourrais lui sourire, engager la conversation. Je pourrais même imaginer sa vie ou lui en écrire d’autres.
Comment ça fonctionne les affinités et les aversions ? Pourquoi je me moque du couple Monsieur – Madame ? Pourquoi Miss Fleur d’Oranger m’est-elle d’emblée plus sympathique ?
Barrage de la Rance. A l’aller ce matin, un événement, des émotions, de l’impatience. Au retour, déjà la routine. Une formalité.
Ouverture sur la baie de Saint-Malo. En dépit de la gêne ressentie au sein d’une marée humain criarde, tout mon amour pour Saint-Malo resurgit. Il est toujours là, tapis dans mon corps, prêt à bondir.Ce soir, champagne !
Sarah
« Je ne retournerai jamais » à Marrakech.
J’en garde le souvenir d’une ville folklore pour touristes du Club Med. C’est le seul endroit où j’ai préféré ma chambre d’hôtel aux excursions. J’y ai perdu patience face aux sollicitations harassantes des hommes. Gazelle n’a besoin de personne pour trouver son chemin, elle aime se perdre. Gazelle n’achète des babouches que si elle en a besoin ou envie. Gazelle n’est pas la reine d’Angleterre. A son retour, un courrier du centre des impôts l’attend. Gazelle ne tient pas à être photographiée sur la place Jemaa El Fna avec un singe dans chaque main. Gazelle n’a pas prévu de rapporter une tortue de terre. Gazelle ne tient pas à passer une semaine dans les toilettes pour la saveur d’un jus d’orange dont les glaçons pourraient lui être fatals. Gazelle ne pourrait pas porter toutes les poteries de Safi. Le poids de son bagage est limité à vingt kilos. Gazelle est déjà très jolie sans tatouage au henné. Gazelle ne fume pas le chichon. Foutez-lui la paix. Avant ce maudit séjour, Gazelle ne gardait qu’un précieux souvenir du Maroc : la correspondance entretenue avec un professeur de français originaire d’Oujda. Leur rencontre s’est résumée à l’échange de lettres. Sur son transat, devant la piscine de l’hôtel, Gazelle en convient :
"Tout ce qui est perdu l’est à jamais" Gérard CHALLIAND, Feu nomade et autres poèmes.
Sarah
Une fois encore
Une fois encore la Russie s’invite dans ma vie pour m’aider à en franchir une étape. Moscou ne me suffit pas. A bord du Transsibérien, c’est à Vladivostok que je dois me rendre.
Une fois encore, l’immensité de ce pays m’appelle avec l’intensité qui me poussa adolescente à comprendre les révolutions russes.
Une fois encore, Dostoïevski, Gorki, Tolstoï, Tourguéniev et Marina Tsvetaeva me soutiendront face à l’adversité. Je sais combien je peux compter sur eux.
Une fois encore, je m’imagine dans mon compartiment, avec mes livres, mon thermos de thé, un carnet et un stylo.
Une fois encore, je songe qu’il me faut bien 9289 kilomètres pour me trouver.
Une fois encore, je cherche « la prose du Transsibérien » de Blaise Cendrars.
Une fois encore, mon mari me dira : « Ce n’est pas raisonnable ». Ce sera la dernière fois. Je ne supporte plus que la raison des autres dicte les choix de ma vie.
Une fois encore, nourrie de pirojkis, enhardie par la vodka, j’affirmerai ma démesure, celle qui m’attire inexorablement vers les steppes.
Une fois encore, une parenthèse d’une semaine sera nécessaire pour laisser libre cours à ma slavitude.
Une fois encore, mon entourage pourra me comparer à « tata Marie-Antoinette ». Femme de ménage chez Peugeot, elle s’était offert à crédit deux croisières sur le Norway. C’était juste son rêve.
Une fois encore, je n’aurai pas honte d’incarner la reine des folles au sein d’une famille d’hystériques.
Une fois encore, j’éprouverai combien c’est en partant que l’on se retrouve.
Sarah