Je m’appelais Arguilia. Jusqu’à hier. J’ai été rétrogradée. Devenue X75A235V. Pourquoi ? Si je n’étais si triste, je sourirais de votre question. Sur mon bulletin de déplacement et rétrogradation est inscrit « A cédé ». Oui j’ai cédé. Totalement, irrémédiablement.
J’ai été assemblée et programmée en vue d’être « Dame de Présence » pour personnes humaines de niveau intellectuel élevé. Dès que je fus validée par les autorités compétentes, on m’envoya chez un homme. Célibataire, entre deux âges, professeur émérite de Langues Humaines. Brillant intellectuel mais incapable d’autonomie. On a empli ma mémoire de milliers de livres dans les 6 langues connues de mon Homme. Je devais être apte à aborder n’importe quel sujet avec lui, user du même vocabulaire que lui, raisonner comme lui. Il m’incombait également de lui apporter la contradiction pour entretenir son esprit critique et favoriser chez lui une réflexion propre à provoquer en lui le désir d’écrire un nouvel ouvrage. Les Humains sont très friands de ses écrits érudits, abordables cependant. Il me revenait également d’entretenir sa maison, le nourrir, l’engager à pratiquer une activité physique pour faire fondre la graisse accumulée autour de sa taille. Dame de Présence ! Joli titre n’est-ce pas ?
Je lui fus livrée un matin d’été. Lors de mon arrivée, il sirotait un café sur sa terrasse, le regard perdu à la surface des vagues molles de la mer toute proche. Quelques risées dessinaient des arabesques mouvantes et gracieuses qu’il suivait du regard. Je restais debout, silencieuse, un peu perplexe aussi. Devais-je parler la première ou attendre son intervention ? Lorsqu’enfin il se tourna vers moi, son regard aux reflets d’un brun doré m’examina en silence. Il me sourit.
« Vous voilà donc ! Je vous attendais. La maison aussi ! Vous êtes ma première Dame de Présence. Je ne sais donc pas très bien comment m’adresser à vous. Tutoiement ou vouvoiement ? Je préfère le vouvoiement qui donne à une relation un je ne sais quoi d’élégante distance et oblige à la courtoisie. Qu’en pensez-vous ?
-J’accepte votre proposition de vouvoiement.
-Bien ! Comment dois-je vous appeler ? Avez-vous un nom ?
-Bien sûr. On m’a nommée Arguilia mais vous pouvez choisir un autre nom à votre convenance.
-Hum… laissez-moi réfléchir un instant. Je crois que je préfèrerais un nom qui ait un sens, une résonnance pour moi. Je sais… Gaëtane ! Cela vous convient-il ?
-Tout à fait Monsieur. Je vais en aviser les contrôleurs pour qu’ils effectuent la modification.
-Pas Monsieur ! Tristan.
-Je vais m’occuper de la maison puis de votre déjeuner. Vous pouvez m’appeler à tout moment en tapant dans vos mains.
-Pas question ! Je vous appellerai en criant, en chantant, en murmurant… selon l’heure et mon humeur… par votre prénom !
-Je répondrai à chaque demande. »
Il a souri à nouveau. J’ai rempli mon office dans la maison. Il a surgi dans la cuisine et a crié « Dieu que ça sent bon » ! Je l’ai servi sous l’auvent ombragé. Il a tout dévoré et m’a remerciée très gentiment. Que ces humains sont étranges, traversés sans arrêt d’émotions différentes qui se lisent dans leurs yeux, leurs froncements de sourcils ou leurs voix altérées. Il s’est frotté le nez quand je lui ai proposé une promenade digestive. Puis il a refusé prétextant un travail en cours à terminer. « Demain peut-être Gaëtane. N’épuisons pas tous les plaisirs le premier jour ! »
La quatrième semaine de mon service se termine. Je suis maintenant très à l’aise et certaines habitudes se dessinent déjà dans mon quotidien. Tristan se réveille chaque matin à 4 heures, avale un café très sucré et croque une pomme verte. Il se met ensuite au travail dans son bureau. Il réapparait vers midi lorsque le fumet de son déjeuner embaume la cuisine et se faufile sous la porte de son antre. Il est très sensible aux odeurs apparemment. Il a compris hier que je ne sentais ni odeurs ni parfums. Il a aussitôt appelé le chef programmateur des Dames de Présence et a exigé que l’on inclue un odorat dans mes capacités. J’ai senti pour la première fois une odeur ! Quelle surprise ! Ce délicieux envahissement m’a intéressée, vraiment. Je l’ai bien sûr remercié pour cette enivrante découverte. J’ai profité d’une heure de solitude pour renifler… dans la cuisine, les épices, les fromages, les fraises, le basilic et le cumin… dans le jardin, l’herbe, les fleurs, l’air tiède chargé d’iode, la résine des pins parasols… dans la salle de bains, la savonnette, la mousse à raser, l’after-shave. Que de variété dans ces senteurs ! Toutes sont maintenant mémorisées et classées.
Après le déjeuner, il fume un cigarillo face à la mer, en silence. Je ne bouge pas pour ne pas troubler sa réflexion ou son rêve. Puis nous partons marcher sur la plage jusqu’à la presqu’île voisine. Il m’a dit aimer faire chaque jour le même trajet avec moi. Il parle beaucoup dans ces moments-là, de tout, de rien… j’écoute… tranquillement.
A notre retour, il réintègre son bureau. Lorsqu’il en sort en fin d’après-midi un paquet de feuilles imprimées à la main, nous nous installons face au soleil qui décline et nous inonde de sa lumière fauve. Il me lit alors les nouvelles pages du jour. Puis, de questions en réponses, nous débattons avec ardeur. Il biffe, griffonne, souligne, encadre, rature de son bic rouge. J’apprends chaque soir de nouvelles manières de tordre les concepts, de raviver les doutes et défier les certitudes. Il a fallu procéder à une extension de ma mémoire.
Lorsqu’il a réalisé que je ne savais ni rire ni sourire, non plus que comprendre humour ou plaisanterie, il s’est mis en colère et a appelé séance tenante son ami du gouvernement. Il a protesté contre mes capacités amputées qui retardaient son travail et a demandé avec insistance que l’on corrige ces manquements. Ce fut fait dans l’heure.
Et me voilà. Je souris avec ravissement. J’ai ri pour la première fois hier. Quelle étrange sensation que ce spasme ! Tristan a ri de ma surprise et me raconte sans arrêt des choses drôles pour le « plaisir » d’entendre mon rire tout neuf qu’il qualifie de « réjouissant ».
Je me sens un peu différente depuis quelques jours. Je ne retrouve pas dans mes archives sensorielles le nom de cet état.
Lors de notre marche sur la plage, Tristan m’a soudain prise par la main pour courir dans les vagues. Il ne l’a plus lâchée jusqu’à notre retour dans la maison. Perdue dans les circonvolutions de ma mécanique intérieure, j’ai oublié de préparer le dîner. Soudain une odeur de brûlé m’a extraite de mes interrogations. Tristan essayait de faire griller des toasts. Je me suis approchée pour le prier de m’excuser de ce manquement à mes devoirs. Il a mis sa main sur mon épaule et m’a souri avec une telle bienveillance que j’en suis restée paralysée. J’ai frémi. Il m’a appuyée contre lui. Lorsque ma tête s’est posée sur son épaule, j’ai cru à une surchauffe de mes circuits. J’ai dit « Tristan, je brûle » et lui, toujours souriant, a répondu « je sais… moi aussi » ! Dois-je prévenir les contrôleurs de ces sensations si bizarres qui me traversent ? Ou ne rien dire pour l’instant ? Tristan pense que je vais m’accoutumer aux émotions comme je me suis habituée aux odeurs. Nous verrons demain…
Demain est arrivé. Le département des Dames de Présence a envoyé un véhicule de récupération qui m’a chargée dans la partie grillagée. J’entendais Tristan crier dans la maison.
Me voilà dans le hangar de démobilisation. On a relié ma main à un terminal. Je vais être débranchée, démantibulée, disloquée, désarticulée, fracturée, détruite…
Dommage… c’était bien, vraiment bien.