Toute la famille paressait à Paris par cette chaude journée de juillet. Le départ pour les grandes vacances approchait mais le père lui travaillait encore. Il était d’ailleurs rentré bien tard ce soir et il les avait trouvés tous assis devant l’écran oblong de la télévision dans la grande chambre parentale aux longues fenêtres brisées de rideaux bleus.
Les enfants s’étaient précipités à sa rencontre en entendant la clé dans la serrure de la porte d’entrée « Vite papa, ça commence » avaient crié les garçons. « J’ai peur papa, ils vont s’écraser » avait ajouté Anne du haut de ses dix ans en s’accrochant au bras de son père chéri. Le père posant sa large main sur la tête de sa fille l’avait rassurée de son regard bienveillant. Il avait une nette préférence pour l’ainée de ses trois enfants. C’était une gamine maigrichonne flanquée de deux nattes brunes et de grands yeux myosotis ourlés de longs cils qui à cet instant brillaient d’angoisse et d’excitation. Elle se promenait nus pieds, simplement vêtue d’une robe d’été blanche brodée de rouge. Le père se hâta d’accrocher sa veste et son chapeau à la patère dans l’entrée, libérant une courte crinière rousse et, après un bref salut général, il s’assit sur la bergère en velours gris qu’on lui avait précieusement réservée. Il ne voulait rien rater de ce grand évènement et surtout pas le suspense insoutenable des dernières minutes. Immédiatement Anne grimpa sur ses genoux et se lova contre lui.
Les petits étaient déjà retournés s’assoir en tailleur sur la moquette grise devant le poste de télévision précautionneusement posé sur une table basse. Ils portaient le même pyjama rayé, leurs cheveux courts encore mouillés du bain. Les deux frères n’avaient que quelques mois d’écart et se ressemblaient comme des jumeaux.
Les grands-parents paternels s’étaient déplacés pour ce grand évènement. Ils n’avaient pas de téléviseur, un peu effrayés par cette nouvelle technologie envahissante. Ils se contentaient d’écouter leur vieux poste de TSF et sortaient rarement de chez eux. Anne était toujours heureuse de les voir, surtout son grand-père, un homme plantureux aux moustaches blanches et au crâne dégarni. Vêtu d’une chemise blanche sous un gilet bleu ciel, il avait fière allure malgré sa bedaine. Le vieil homme affichait un sourire bonhomme et tenait avec beaucoup de tendresse la main de sa femme assise à ses côtés comme s’il avait peur que l’émotion du moment l’achève. Il faut dire que cette petite grand-mère tremblotante, aux cheveux d’un blanc immaculé ramassés en chignon, fine et légère comme une jeune fille, semblait flotter dans sa longue robe noire et sous son col en dentelle blanche. Anne avait bien compris qu’elle était malade, un « pas qui sonne » avait-t-elle cru entendre au cours d’une conversation, enfin quelque chose de grave en tous cas. Pourtant, ce soir grand-mère semblait comblée, entourée de sa petite famille. Un sourire plaqué sur ses lèvres pâles, elle couvait du regard ses petits-fils assis à ses pieds. Car on avait installé les anciens aux premières loges pour cette grande occasion, dans les confortables fauteuils rembourrés du salon que les enfants avaient déménagé à grand peine.
Sur la belle commode marquetée la mère avait posé un plateau garni de grands verres avec une carafe d’orangeade pour les enfants et ainsi que la précieuse bouteille de poire William et les jolis godets en argent assortis. C’était une femme sèche aux cheveux bouclés courts et déjà grisonnants, au regard noir est fébrile derrière des petites lunettes d’écaille. Elle s’était posée sur une fesse au bord du grand lit, à peine assise comme d’habitude, toujours prête bondir pour se rendre utile. Le chat roux nonchalamment allongé sur le dessus de lit bleu à fleurs blanches profitait des tout derniers rayons du couchant indifférent à l’agitation générale. Il avait à peine daigné ouvrir un œil à l’arrivée du maitre de maison. Le merle qu’on entendait siffler joyeusement par la fenêtre entre ouverte ne l’intéressait pas non plus, c’était l’heure de la sieste.
« Si j’avais pu imaginer que je verrai ça un jour marmonna le grand-père en lissant sa moustache ». Anne échangea un sourire complice avec son père. « Dire qu’Apollo est parti de Cap Kennedy il y a seulement cinq jours et maintenant les enfants vous allez voir le module alunir», « Mon Dieu » ajouta le père, saisi par l’émotion de ce moment incroyable, « pourvu que tout se passe bien. » Anne, blottie contre lui, dut prendre sur elle pour ne pas cacher son visage contre son épaule solide. Un des petits éternua et la mère se précipita aussitôt avec un mouchoir en tissu écossais.
Soudain la voix du présentateur fit place à celle étrangement lointaine et nasillarde de Neil Armstrong. Avec un accent américain prononcé, Neil commentait en phrases hachurées et monotones la lente descente vers la face lunaire. Sur le petit écran en noir et blanc on distingua d’abord l’arrondi de l’astre puis ses creux et ses bosses. D’abord un peu déçue, Anne contemplait ce morceau de gruyère grisâtre qui s’approchait peu à peu. La tension montait dans la pièce au rythme des intonations de la voix de l’astronaute. La lune approchait très vite maintenant, l’émotion devint trop forte et Anne ferma les yeux. Quand elle les rouvrit quelques secondes plus tard, le module s’était posé avec succès et les cris de liesse couvraient le son de la télévision. Toute la famille était debout même la fragile petite grand-mère, les petits sautaient de joie en hurlant. Dans la chambre, le soleil s’était éteint et le chat affolé par le bruit avait disparu sous le lit.
Sur l’écran, l’étrange module métallique aux formes arachnides était posé sur ses longs pieds comme un échafaudage sur une plage sans mer. La lune ressemblait maintenant à un paysage désertique de dunes et de cratères. Anne, hypnotisée, suivait des yeux la silhouette blanche sans visage flanquée d’un gros sac à dos qui sautait d’un pied sur l’autre comme si elle jouait à la marelle. Même l’image semblait fébrile et sautillait au rythme de la voix enthousiaste du présentateur qui avait repris les commandes. Deux autres silhouettes fantomatiques avaient rejoint la première dans cette étrange danse d’allégresse et quand l’un des cosmonautes planta enfin la bannière étoilée dans ce paysage lunaire, Anne, figée par l’émotion, eut soudain le sentiment de vivre un moment unique, une victoire de l’homme sur les mystères de l’univers. Du haut de ses dix ans, elle y vit la preuve de l’incroyable supériorité de l’être humain et une ouverture magique sur des mondes jusqu’alors inconnus.
La mère alluma l’ampoule jaune de la lampe en étain, nichée sous un grand abat-jour en tissu à franges bleu marine. Les grands-parents avaient regagné leurs sièges, épuisés par tant d’émotion. Par la fenêtre on entendait crier dans la rue voisine « on a marché sur la lune, on a marché sur la lune ». Un peu calmés, les petits buvaient lentement leur orangeade, retardant le moment d’aller au lit et la mère impassible versait d’un air affairé un liquide mordoré au parfum subtil dans les petits godets en argent pour fêter dignement l’évènement.
Alors, serrant Anne contre lui, le père s’exclama d’un ton solennel : « mes enfants c’est un grand jour pour l’humanité » et Anne crut apercevoir une larme au coin de l’œil de ce père si solide.
« Un petit pas pour l’homme un grand pas pour l’humanité », renchérit le présentateur.
Anne, soulagée et heureuse devant cette liesse familiale et collective, se dit que rien ne serait plus jamais pareil après ce 21 juillet 1969.
Corinne L.N.