«C’est une nuit sans lune et c’est à peine si l’on distingue l’eau du ciel». Un coeur régulier, Olivier Adam
Un clapot délicat froisse le silence immobile de ce soir d’été. La jeune fille fend la nappe d’encre étoilée de l’étang d’une brasse cadencée. Ses vêtements éparpillés sur la rive s’étalent en corolle comme une fleur incongrue. Quand elle émerge sur l’autre rive essoufflée et dégoulinante, sa décision est prise. Elle s’ébroue comme un jeune chien et scrute le firmament le regard brûlant, le ciel sans astre est dans son camp. Elle ira au bout de sa vengeance en tenue d’Eve, forte de ses vingt printemps elle peut affronter tous les regards. Elle avance d’un pas vif dans la fraîcheur de la nuit, sa frêle silhouette disparaît par instant à l’ombre des chênes centenaires et l’herbe humide de la pelouse caresse délicatement la plante de ses pieds.
Au fond du parc, le manoir endormi flanqué de sa haute tour l’attend comme une promesse. Quand elle atteint la large porte voûtée un chien aboie dans le lointain comme une ultime mise en garde. Elle hésite, elle connait bien cette vieille maison, elle sait que les portes ne sont jamais fermées à clé mais le bruit du heurtoir pourrait réveiller les propriétaires. Elle veut avoir tout le temps de savourer sa vengeance. Elle se dirige vers la porte de service sur le pignon. Posée sur les pierres disjointes d’un petit muret une fourche aux dents acérées attire son regard. Elle avait plutôt songé au grand couteau à viande mais cette arme improvisée fera bien l’affaire. Elle s’empare du long manche en bois et s’arrête un instant au seuil de l’étroite porte vermoulue dans un dernier sursaut de raison. Mais les images lui reviennent à la pelle, ces folles nuits perdues à l’aimer éperdument. Oh oui, elle l’a aimé jusqu’à la folie ce monstre, ce menteur, ce lâche autant qu’elle le hait à présent avec la même passion, le même désespoir. Elle lui a offert sa jeunesse, elle a fondu sous ses caresses, elle a cru à toutes ses belles promesses, à ce départ imminent vers la Polynésie où ils devaient vieillir ensemble sous le soleil et s’immerger dans l’eau turquoise. Comment a-t-elle pu être aussi naïve? Non, il ne l’emportera pas au paradis. Elle secoue rageusement la tête et sa longue chevelure trempée lui balaie le visage.
La porte des communs ouvre sur la buanderie et ses effluves de lavande si familiers. Elle traverse la vaste cuisine où elle a passé tant d’heures penchée sur les fourneaux l’été précédent. Rien n’a changé, le compotier bleu trône sur la longue table en chêne et la vaisselle sèche comme toujours au bord de l’auge en pierre qui tient lieu d’évier. Dans le four à pain au creux de l’imposante cheminée quelques braises finissent doucement de mourir. Elle se dirige vers l’escalier qui mène à la suite parentale et à cette alcôve sous les toits, berceau de leurs ébats passionnés à la lumière tamisée d’une étroite lucarne. Violente, douloureuse, la colère resurgit. Agrippée à la rampe, elle gravit prudemment les marches en prenant soin de ne pas faire craquer le bois vermoulu.
Soudain elle s’arrête, pétrifiée. Sur le palier du premier étage, dans son pyjama vert pomme, un petit lutin blond qu’elle connait bien la regarde monter bouche bée à travers les barreaux de la rambarde. Voilà un paramètre que la colère et la frustration lui ont fait oublier. Elle prend soudain conscience de l’inconvenance sa nudité et trouve le courage de lancer un pale sourire au garçonnet avant de lâcher la fourche qui s’écrase bruyamment sur les marches. Saisie de panique, elle dévale l’escalier et s’enfuit à toutes jambes sans même songer à fermer la porte.
Elle traverse la pelouse telle une fusée blanche avant de plonger à bout de souffle dans l’eau glacée. La traversée de l’étang à la nage lui semble interminable. Sur la berge, exsangue, transie, elle ramasse ses vêtements avant de se retourner une dernière fois. Au loin, les fenêtres du manoir allumées scintillent comme dans un cauchemar. Le cœur battant la chamade, elle enfile sa robe et ses baskets, attrape de sa bicyclette qui l’attend adossée à un vieux saule et elle traverse le petit bois désert en pédalant frénétiquement comme si elle était poursuivie par un fantôme. Dans sa chambre, elle se jette sur son lit en sanglotant, la honte aura mis un point final à sa belle histoire d’amour et à ses rêves de jeune-fille. Tant pis, elle se rasera la tête pour vivre jusqu’au bout son désespoir d’amour. Après on verra bien, « la vengeance est un plat qui se mange froid ».
Le lendemain, dans le parc, une petite culotte en dentelle blanche accrochée à une branche basse du saule pleureur fera le bonheur du vieux jardinier.