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 Le vol m’a paru moins long que prévu et pourtant je trépigne d’impatience. Il faut dire que j’ai dormi tout au long du voyage,  j’avais pris ce qu’il fallait pour que tout se passe bien et que mes rêves soient roses. Soigneusement attaché sur mon siège ergonomique, je ne me laisse pas distraire par les vidéos que les chaines diffusent en boucle, j’attends, je n’en peux plus d’attendre, j’ai tellement entendu parler de cette planète depuis ma petite enfance, tellement rêvé de la toucher, tellement compulsé d’ouvrages, tellement écouté en boucle ces histoires colportées par chaque famille. Quand j’ai rejoint le pôle scientifique de l’armée, tout naturellement, j’espérais avoir un jour l’opportunité de faire le grand voyage, de traverser enfin l’espace et de découvrir ce monde mythique.

 Le commandant vient de nous annoncer un atterrissage prochain avec une température à faire fondre un caillou et un air peu adapté à nos poumons humains. Il va falloir s’équiper pour sortir de la cabine mais tout est prévu à cet effet. Je me penche vers le hublot le cœur battant pour apercevoir enfin la planète grise mais nous traversons encore une épaisse couche de nuages orangés. Soudain l’habitacle est secoué comme un glaçon dans un shaker et je glisse rapidement mon crâne dégarni dans le cale tête pour ne pas abîmer encore une fois mes cervicales. A bientôt cent cinquante ans je dois commencer à me ménager. C’est plus fort que moi, quand je ne pilote pas moi-même je n’ai pas confiance, je serre mes dents toutes neuves au risque de les briser et les muscles de mes mâchoires ne se relâchent que lorsque notre vaisseau flotte enfin dans l’atmosphère. Alors l’excitation reprend le dessus, mon cœur bat la chamade  et la fièvre me gagne. J’ai vu des clichés récents prises par nos milices et je sais bien que les images qui me hantent ne sont plus que fiction mais  je m’accroche à un infime espoir. En ma qualité de  chercheur, j’ai étudié cette planète il y a des années et, avec mes condisciples, nous avons cru discerner un embryon de  vie végétale au fin fond de l’ancienne forêt amazonienne et c’est grâce à l’aura de cette découverte que je vais enfin toucher terre en l’an deux mille deux cent cinquante-cinq.

Juste avant l’atterrissage, parfait comme il se doit, j’ai le temps d’apercevoir une terre charbonneuse d’où jaillissent les hauts bâtiments métalliques de notre armée qui étincellent sous un soleil implacable. Derrière on devine au loin un vaste champ de ruines sur un sol brûlé. Nous sortons de l’habitacle les uns derrière les autres  calfeutrés dans nos tenues de  cosmonautes ignifugées, aussi blancs que la terre est brune. Il fait plus de  quatre-vingt  degrés centigrades, l’air est irrespirable et je sais bien que les rayons ultraviolets que la couche d’ozone trouée ne filtre plus me seraient fatals pourtant  j’ai une envie folle d’arracher mon casque et de respirer le souffle du passé.

Une fois dans les bâtiments sécurisés, tout est parfaitement orchestré comme toujours, l’hôtesse est souriante mais sans aucune fantaisie, aucun laisser aller. Je passe une inspection médicale au laser en bonne et due forme, le cœur tient grâce à sa pompe, le matériau utilisé pour mes articulations est inusable, seule ma prostate donne quelques signes de faiblesse mais je dois la changer bientôt. La vieillesse n’est plus ce qu’elle était et, si j’avais accepté une greffe de cheveux et un peu plus de chirurgie esthétique, on aurait vraiment du mal à deviner mon âge, d’ailleurs j’ignore celui de mes compagnons de voyage. Les hommes ne veulent plus quitter notre monde sécurisé et aseptisé mais notre nouvelle planète n’est pas extensible et il nous faudra bien trouver de la place pour nos enfants. Au fond de moi je suis convaincu que la terre peut renaître de ses cendres malgré les dégâts irréparables que l’indifférence et la négligence de nos anciens lui ont infligés.

 Après un repas parfaitement équilibré et artificiellement goûteux, nous découvrons nos cabines individuelles simples mais confortables, un lit suspendu adapté à chaque morphologie pour le confort,  des murs lisses et blancs contenant armoire et bureau à volonté, multimédias à reconnaissance vocale et au plafond une photo de la planète terre vue du ciel du temps de sa splendeur. Mon hublot donne sur les ruines que j’ai aperçues dans l’avion et je ne peux pas résister, j’attrape mes jumelles télescopiques mais le décor m’arrache un triste soupir.

Dès le lendemain nous quittons la base pour une reconnaissance. Notre capsule vole au ras du sol sans le toucher et nous nous arrêtons une première fois au centre de ce qui fut un jour la ville de Rio de Janeiro, une immense métropole pleine de vie. Quelques vers de Victor-Hugo me viennent aux lèvres et je les adapte : « Les hommes ont passé là, tout est ruine et deuil, Rio, ville si gaie n’est plus qu’un sombre écueil ». Une exploration s’impose, nous avançons dans un silence de mort entre les immeubles effondrés et les sculptures surréalistes de métal chauffé. Je lance un air de fado sous ma carapace, je ferme les yeux un instant et je revois les rues animées, la foule,  le bruit, les couleurs, la musique, la danse et cette allégorie m’arrache un long frisson. Soudain mon regard encore vif de scientifique se pose sur un amas de ruines, sous une pierre une mousse semble sèche mais pas complètement grillée, une infime forme de vie, peut-être le début d’une renaissance? Encore une déception. Je heurte un bol en terre cuite semblable à ceux que nous voyons dans nos musées et je soupire en songeant à celui ou celle qui a bu dedans pour la dernière fois dans un lointain passé.  Après notre départ, l’océan a recouvert les terres avant de reculer drastiquement puis il a dépassé une température acceptable et il  a fini par s’assécher emportant avec lui toute forme de vie aquatique. Pas de vie sans eau et plus de vie sur terre mais il nous reste un espoir.

Nous remontons dans nos véhicules et avec mes trois comparses nous nous retrouvons quelques instants plus tard au cœur de l’ancienne forêt amazonienne, je vais enfin savoir si mon rêve est une utopie. En me promenant dans nos immenses serres stériles, j’ai longuement fantasmé sur la richesse et la  beauté de la faune et de la flore de cette jungle. Hélas, la chaleur semble encore plus intense ici comme si le soleil avait voulu exterminer le poumon de la planète. La forêt  luxuriante n’est plus qu’un désert aride, tout est décimé, des arbres il ne reste que de vagues ersatz  calcinés, même les lianes ont rendu l’âme, pas l’ombre d’une plante, d’un brin d’herbe ni d’un insecte. Si nous n’étions pas si bien  protégés nous serions déjà transformés en chipolatas. Après quelques heures de vaines recherches, j’ai envie de pleurer maintenant certain que toute chance de retour de l’homme à la terre s’est envolé.

Le vaisseau clignote et on me fait signe qu’il est temps de rentrer. Je ferme à nouveau les yeux pour mieux revoir les images de cette nature splendide qui me portent depuis si longtemps. Sur les accords envoûtants de Duke Ellington, je décide d’aller au bout de mes rêves, il est temps. Debout face à ce soleil qui fait la vie et la mort,  j’éjecte mon casque. Alors, un instant, juste un instant je respire enfin la terre de mes folles illusions et ma longue existence s’arrête là où tout a commencé.

Corinne LN

 

 

Tag(s) : #Corinne L.N., #Textes de participants, #Atelier en ligne, #La Passagère
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