Ce matin Marie-Esperanza est d’humeur morose, dans quelques jours son contrat arrive à échéance. Elle fronce les sourcils sur des yeux d’un bleu limpide qui avivent son teint pâle et son visage angélique. Depuis bientôt deux ans Marie-Esperanza travaille au début du dix-huitième siècle, le siècle des lumières, un rêve pour une jeune costumière, une époque qui oscille entre raffinement et élégance, avec pour ces dames profusion de robes corsetées, volantes, gonflées, avec de larges plis, de gracieux drapés dans le dos et des capelines légères, un univers enchanteur fait de cotonnades, de voiles de mousseline, de dentelles soyeuses, de jersey et de taffetas provenant des somptueuses soieries lyonnaises. Pour ces messieurs, c’est l’époque joyeuse du style rococo, longues basques, culottes et bas de soie, jabots, gilets et vestes courtes de couleurs vives luxueusement brodés de fils d’or et d’argent et rehaussés de boutons fantaisies.
Dans le sous-sol de l’imposant château vendéen, dans sa robe à panier piquée de roses, Marie-Esperanza soupire. Elle secoue les boucles vénitiennes qui s’échappent de son épais chignon tout en farfouillant dans les vastes tiroirs débordant de cravates, éventails, plumes, sequins, gants de soie et autres colifichets. Il reste encore quelques chapeaux sur les étagères mais depuis ce matin, c’est un vrai défilé. Les agences ont bien fait leur travail et les vacanciers arrivent en nombre dans leurs sempiternelles tuniques blanches imposées par le Gouvernement Suprême pour le voyage inter-temporel. Pourtant la mode est joyeuse sur terre en cet été deux mille cent avec un retour des shorts et des minijupes, des vêtements adaptés à la canicule d’une légèreté et d’un confort extrême et taillés dans des tissus parfaitement écologiques.
Le bracelet de Marie-Esperanza vibre une fois de plus. Elle doit se précipiter à l’accueil, les gens sont souvent stressés à leur arrivée. Chacun fait sa part et chaque terrien doit passer au moins un mois de vacance une fois par an dans le passé, un mois d’une retraite discrète loin des multi médias dans un confort qui leur parait souvent spartiate même si les propriétés isolées choisies pour l’occasion sont toujours confortablement aménagées et leur séjour très bien organisé. Le REM, Réseau d’Echange Mondial, s’est rapidement développé après la découverte révolutionnaire de l’arrière-petit-fils du physicien réputé, Geoffrey Gabriel. Il était urgent d’agir, la survie de la planète surpeuplée en dépendait. Avec la montée des eaux, notre bonne vieille terre exsangue était devenue trop étroite malgré de nombreux morts liés aux virus de plus en plus résistants et aux innombrables catastrophes naturelles provoquées par le réchauffement climatique. Les humains et les animaux survivants devaient vivre masqués pour se protéger des bactéries et casqués car la prolifération des satellites entrainait des pluies de météorites de plus en plus fréquentes. L’exploration de l’univers s’était montrée absolument décevante et l’humanité semblait vouée à une lente mais inexorable extinction.
Le jeune et brillant Abraham travaillait dans le plus grand centre de recherche en physique quantique à Pékin, il a eu l’ingénieuse idée de reprendre les travaux de son illustre aïeul autrefois convaincu que, faute de pouvoir s’étaler dans l’espace, le monde devait s’étaler dans le temps. Il fallait aller chercher dans le passé le territoire qui nous manquait au présent. Abraham a travaillé assidument sur l’espace-temps, les trous noirs et le trou de ver qui les relie, le pont d’Einstein-Rosen, la dilatation temporelle, les accélérateurs de particules et c’est en utilisant le vide de l’espace et la matière exotique que le jeune homme a réussi à concevoir une machine, à l’instar des canons propulseurs de missiles et à trouver des volontaires pour ses premiers essais très risqués. Il y a bien eu quelques disparus qui tentent peut-être encore de survivre dans une dimension parallèle, des héros qui se sont sacrifiés pour le bien de tous et dont les noms sont inscrits sur une stèle à New-York, à Moscou, à Téhéran, à Hong Kong ou à Bruxelles. Mais, grâce à la découverte d’Abraham, les hommes ont ainsi pu se répartir dans un monde beaucoup plus vaste, échelonné dans le temps, sans risquer une violation de la causalité et une chaîne très sophistiquée, hiérarchisée et militarisée s’est mise en place.
Mais dans quel siècle étrange va donc être mutée la jolie costumière cette fois ci?
Son poste précédent au début du seizième siècle, nettement plus austère, lui a laissé un souvenir mitigé. Sous François Premier, tous les honneurs vestimentaires revenaient encore aux hommes, longues jupes, cottes, pourpoints, causses et hauts de chausse en velours et fourrure dans des tons vifs, rouge, jaune et violet. Les vacanciers devaient impérativement arriver barbus, s’orner de perruques blanches, s’enduire de poudre et enfiler les maudits escafignons, ces chaussures décolletées renflées au bout du pied qui provoquaient systématiquement une soupe à la grimace. Les femmes portaient de simples blouses à même la peau, de sombres robes à crinolines étranglées à la taille et des coiffures tirées, soutenues par des arceaux avec résilles et bonnets chaperons en forme de cœur descendant sur le front, parfois ornés de plumes et de pierreries.
Cette fois-ci, faute de pouvoir rester sur place, Marie-Esperanza rêve secrètement d’obtenir un poste au siècle zéro, de retourner à la source, au temps de la mode vierge, des étoffes brutes, des drapés et de la simplicité. Chrétienne et profondément croyante, elle espère avoir la chance d’assister au cours de sa carrière à la multiplication des pains et de voir le Christ marcher sur les eaux, pure utopie car elle sait bien que les places sont chères. Mais quelle que soit sa prochaine destination, ce départ va être bien douloureux. Il sonnera le glas de sa première histoire d’amour, une idylle interdite et passionnée avec un beau négociant en soie, François-Joseph, le fournisseur principal du château. Une aventure qui perdure en secret depuis bientôt un an et a donné lieu à de fougueux ébats sur des enchevêtrements de coton moelleux dans le sous-sol du château. Le corps de Marie-Esperanza commence à vibrer dès qu’elle entend le claquement joyeux des sabots des chevaux à l’entrée du domaine. Grand, blond, svelte, François-Joseph saute allègrement de la calèche toujours vêtu de ses plus beaux atours, embaumant la fleur d’oranger, chargé de fleurs et de friandises, charmant, galant, courtois au point de lui faire regretter l’évolution du monde. Puis vient l’heure de plaisirs charnels étourdissants et d’autant plus voluptueux qu’ils sont clandestins.
Mais Marie-Esperanza n’a pas le choix, il n’y a aucune exception, les contrats ne sont jamais prolongés. Bientôt elle aura droit à quelques vacances au présent, elle reverra sa famille mais elle quittera aussi son premier grand amour qui la cherchera sans doute longtemps en vain. Elle sait qu’elle s’apprête à briser le cœur de François-Joseph et cette pensée lui arrache un nouveau long soupir mais ce sont les aléas de la vie et il en va de la responsabilité de chacun pour que la terre continue à tourner. Ce sera son pensum, sa pénitence, son chemin de croix.
Une semaine plus tard, la mort dans l’âme, Marie-Esperanza grimpe dans la longue soucoupe oblongue avec une centaine de vacanciers joyeux et volubiles. Le visage tiré, enroulée dans son pagne blanc, elle s’allonge sur sa couche et cale sa nuque sur un coussin léger dans le casque insonorisé. Puis elle ferme les paupières, prête à suivre le cours de son destin loin de son beau vendeur de soie et de ses attentions. A la douane, elle a déposé le ruban rouge qu’elle avait gardé précieusement sur son cœur jusqu’au bout du possible. Ne rien emmener, ne rien apporter, ne rien changer à l’histoire de l’humanité et par-dessus tout rien de vivant ne doit traverser les temps sous peine de bouleverser le cours des choses de façon drastique et irréversible. Il y a quelques années, une fillette de quatre ans a failli chambouler le cycle de l’univers en cachant un tout petit chaton dans la manche de sa tunique. Un miaulement délicat a alerté les douaniers qui depuis se montrent prudents même avec les plus petits.
Le bruissement sourd de la machine va crescendo et vrille le crâne de Marie-Esperanza en dépit de la douce musique qui émane des écouteurs. La jeune fille grimace, depuis plusieurs jours elle souffre de migraine et se sent vaguement nauséeuse sans y prêter vraiment attention. Mais soudain elle est secouée d’un haut le cœur, violent, irrépressible. Mon dieu non, c’est impossible et pourtant tellement évident. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, elle voudrait crier, arrêter le cours du temps mais il est déjà trop tard et elle sombre lentement dans un coma programmé tandis que le véhicule vibre dans le tunnel inter-temporel bien loin dans le passé ou dans le futur. Avant de perdre conscience, Marie pose une main sur son ventre et lance une prière pour ce petit être gros comme un haricot qui va sans nul doute bouleverser l’avenir du monde. Une centaine de passagers vont atterrir avec elle dans un endroit imprévisible de l’espace-temps et vont probablement la haïr tandis que son beau négociant ne saura jamais qu’il est père. Mais, qui sait, un hasard providentiel la conduira peut-être au bout de ses rêves, aux sources de la chrétienté, pour assister à la naissance du sauveur de l’humanité.
Corinne LN