La robe lilas
Panique en recevant l’invitation à aller danser. « Je n’ai pas de robe à me mettre !
-Mais ma chérie, je vais t’en faire une, j’ai justement un superbe coupon tout neuf de chez Bouchara ! » L’essayage commença aussitôt, ta mère t’enveloppant dans ledit coupon. Voyons, pouvait-on l’utiliser en largeur ? … en hauteur ? Oui, en hauteur ce sera mieux. Ce sera une robe sac pour simplifier la confection du vêtement dans un délai fort court, avec un nœud sur chaque épaule.
Hou là, cela commençait mal pour toi ! Le tissu déjà te laissait perplexe. Cet épais taffetas chatoyant imprimé de fleurs de lilas -présumées impressionnistes- arborant des tons mauves, avec un peu de vert, de rose et de blanc, tu étais persuadée qu’il était destiné au vieux fauteuil Voltaire remisé dans l’antichambre. Eh bien non ! Mais comment oser avouer ta surprise à ta mère, elle qui traditionnellement habillait elle-même ses filles lorsqu’elles débutaient dans le monde, comme on disait alors, en allant danser ? S’infligeait-elle cette tâche par goût pour la couture, par sens de l’économie ? Ce jour-là, sans ménagement pour elle, tu conclus en toi-même que seul le goût du déguisement pouvait la motiver…
L’essayage suivant se passa correctement, la robe droite tombait bien. Restaient les nœuds. Mais le tissu rebelle glissait ; impossible de les garder noués, ces maudits nœuds ! Et sans leur secours, la robe tombait en accordéon sur tes genoux.
Fort ennuyée ta mère dut se résoudre à coudre fermement de larges rubans aux épaules, puis à les orner de nœuds - confectionnés dans le tissu de la robe -rapportés pour justifier le mouvement du vêtement. Tu en aurais pleuré de désespoir. Tu détestais cette robe, tu l’avais suspendue loin de ta vue, derrière la porte.
Et la soirée prévue arriva. Vêtue de la « robe-sac-aux-lilas-impressionnistes- avec-nœuds- sur-les-épaules » tu t’introduisis dans l’assistance échauffée par un charleston endiablé afin de passer inaperçue. Plus embarrassée que toi, cela pouvait-il exister ? Tu feignis de chercher quelqu’un du regard. Bien sûr tu ne cherchais personne, il s’agissait seulement de donner le change. Cette soirée fut un cauchemar : la robe fit tapisserie et toi aussi, qui en étais vêtue…
La plus grande satisfaction que tu connus avec ce vêtement fut le jour où, dans la maison de campagne souvent inoccupée, la robe allongée sur le lit en attendant la prochaine soirée fut retrouvée … grignotée par les souris.
D’un complexe à l’autre
Petite fille, tes rondeurs te chagrinaient. Elles étaient la cause de douloureux complexes, ces maudites rondeurs. Aussi pour les faire disparaître du regard d’autrui te jetais-tu le plus vite possible dans l’eau. N’importe quelle eau, mais de l’eau, pour ne pas t’afficher en maillot de bain. La mer, bien sûr, dont tu adorais la force, le mouvement incessant avec lequel il fallait composer, ou bien lutter comme tu aimais à la faire. Faute de mieux, la piscine.
Vous alliez à la piscine avec l’école, tous les jeudis à l’heure du déjeuner. Et toi, tu as su plonger avant de savoir nager dans cette piscine dont l’odeur tenace d’eau de javel tiède te poursuit encore. Un jour dans ta hâte à masquer ton arrière-train qui te semblait vraiment monstrueux, tu plongeas avant d’y avoir été invitée. Las ! Dans ta précipitation tu avais oublié qu’il fallait prévoir l’espace pour remonter vers la surface après avoir plongé … Lorsque tes yeux grand-ouverts sous l’eau aperçurent le mur qui faisait angle avec le plongeoir, il était trop tard : ton visage heurta la paroi de face. Tu te souviendras toute ta vie de ce mur granité composé de petits cailloux beiges un peu verdâtres, antidérapants -autant dire faits pour râper- soudain là devant toi, vertical, impossible à éviter. Ton apparition à la surface, lèvre supérieure et nez tuméfiés, suscita un tel émoi qu’une infirmière te prit en charge.
Le retour effectué comme d’habitude en autobus, votre petit groupe placé sous la houlette d’une monitrice non moins frigorifiée que vous en cet hiver humide et froid, tu rentras chez toi.
De la douleur du choc sous l’eau, tu ne gardes pas vraiment le souvenir. Mais de la réflexion de ta mère qui s’écria en te voyant : « Ma pauvre petite fille, ton nez ! La seule chose que tu avais de bien!... » oh oui, tu te souviens ! C’est seulement à ce moment-là que tu éclatas en sanglot.
Tu avais un joli nez et tu ne le savais pas… Un nouveau complexe allait-il naître pour ce nez brisé ?
Fredaine