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Dans les années 1960, les vacances scolaires d’été duraient trois mois. Après les voyages linguistiques et les stages divers, les jeunes gens se retrouvaient généralement en septembre, chez leurs grands-parents. La campagne était luxuriante à cette saison dans les profondeurs de l’Ouest de la France, la température souvent très clémente, ce qui favorisait les mondanités, les visites, les tennis chez les uns, les soirées chez les autres. Toutes générations confondues, on se distrayait, chacun essayant de tirer parti de cette période de rencontres. Il était de bon ton, à l’époque, d’avoir un tennis chez soi objet de mille soins d’entretien, au demeurant fort exigeants, mais grâce auxquels on invitait le voisinage « pour un tennis », disait-on alors.

Ce « pour un tennis » lancé par la grand-mère supposait que le terrain de la demeure familiale soit impeccable : sans un seul brin d’herbe, roulé du matin (le quick n’était pas très répandu chez les particuliers), les lignes parfaitement marquées, le filet juste à la hauteur académique. Le travail de préparation était donc considérable. Les petits-enfants recrutés d’office pour ce travail forcé - que l’on était prié d’effectuer dans la joie - se faisaient parfois tirer l’oreille. D’autant que l’effort englobait également la mise au net du chemin conduisant de la demeure aux voitures, puis au tennis même. Pas question de lésiner, c’était la réputation de la propriétaire des lieux qui était en jeu. Les invités arrivaient très ponctuellement. Après avoir échangé quelques balles les parents, cédant la place aux plus jeunes, étaient conviés à s’asseoir sur les bancs prévus à cet effet derrière le grillage. Ils ne se contentaient pas de bavarder de tout et de rien, ils jaugeaient tel joueur ou telle joueuse, ils poussaient des exclamations, s’extasiaient sur le charme et les ombrages du lieu. Le soir venu, ils ne manqueraient pas de commenter sans aucun ménagement la journée. Ils évoqueraient donc certainement la cérémonie du thé servi sur place « en toute simplicité, ma chère ! » avec biscuits, souvent faits maison, présentés par les charmants petits-enfants.

Oh, combien de petits-enfants, dans ces circonstances, ont appris à … détester le tennis !

 

La jeune fille qui servait le thé ce jour-là et proposait les biscuits faisait partie de ces charmants petits-enfants en vacances scolaires. Elle se sentait gauche dans sa robe en vichy bleu, non qu’elle s’acquittât mal de sa tâche, mais elle aurait mille fois préféré compter parmi les joueurs sur le terrain. Elle songeait cependant qu’elle serait nulle avec une raquette, par manque d’entraînement. De toute façon, ruminait-elle, venir dans cette maison de famille était un pis-aller, elle n’y venait qu’à contre cœur. Elle aimait l’art, la littérature. Elle aurait tant aimé voyager, seule, librement. Alors oui, elle aurait navigué de découvertes en rencontres inédites, elle aurait visité les plus beaux sites, elle aurait découvert le monde, elle aurait … Ah, quelle maladroite cette dame ! sa cuiller à thé est tombée dans l’herbe. « Oh, pardon ! » Et voilà, étant d’astreinte, la jeune fille devait faire le joli cœur dans les réunions mondaines, retrouver les petites cuillers fugueuses, passer les biscuits aux vieilles pies qui jacassaient sans cesse et ramasser avec le sourire les balles des invités qui jouaient si mal.

Et bien non, elle n’avait pas du tout envie de sourire, elle n’en pouvait plus, tout ceci n’était qu’un malentendu. Les poings crispés sur le dossier d’un fauteuil fraîchement repeint pour l’occasion elle peinait à contenir sa fureur.

Elle en était là de ses réflexions lorsqu’une silhouette masculine se détacha à contre-jour du soleil doré de la fin de l’après-midi. Un invité en retard, qui se précipitait vers le tennis, raquette à la main, serviette éponge en bataille autour du cou. Il avait tout du sportif débordé par les évènements. Avec empressement, elle saisit l’occasion pour fuir les obligations infligées en se portant à la rencontre du retardataire. Las, sans même la remarquer, emporté par l’élan de la pente, il poursuivait sa course vers le tennis. Quel malotru, grogna-t-elle, il aurait pu … en le suivant du regard.  La seconde d’après, elle le mettait en garde « At-tention ! » Trop tard. Le garçon s’était étalé de tout son long dans l’herbe haute du raccourci qu’il avait cru bon de prendre. Il resta à plat ventre, immobile un instant. Elle eut peur pour cet énergumène. Mais lui, tournant la tête vers les deux longues jambes qui étaient arrivées près de lui, fit un large sourire en essayant de se redresser. Rouge de confusion, encore assis dans l’herbe, il s’excusa du mieux qu’il put. Il commença à expliquer comment, sur la route, il avait raté le bon croisement et fait un immense détour dans la campagne alentour avant d’arriver enfin. Il ne connaissait pas bien la région, il était en vacances chez un oncle et … Elle interrompit : « Cette fois-ci vous êtes arrivé … Rien de cassé ? » Non, tout allait bien, Il avait seulement glissé bêtement. En se massant la cheville, il considérait sa belle tenue blanche de tennisman : elle était zébrée du plus beau vert, celui de la grasse pelouse. Elle lui tendit la main pour l’aider à se relever ; avec empressement, il s’en empara, formant de ses deux mains à lui une enveloppante coquille. C’était tiède, c’était sûr et ferme, mais doux à la fois. Quel charmeur se dit-elle. Très vite, elle retira sa main, et le précéda dans le chemin vers les autres invités. Des exclamations de bienvenue l’accueillirent. Visiblement, il était connu et attendu.

Après que le zèbre vert et blanc eut joué plutôt correctement, une fois sorti du court, il se laissa choir à plat dos dans l’herbe fraîche, tenant encore sa raquette au bout du bras. Officiellement préposée au service du goûter, elle apporta une bouteille d’eau pétillante, dont les bulles craquetaient encore le long de la paroi toute fraîche, et un verre.  Il se rassit : « Je ne boirai pas tout seul » dit-il se levant pour prendre un second verre qu’il lui offrit. Puis la conversation s’engagea le plus facilement du monde, ils bavardèrent de choses et d’autres. Elle était ébahie de tout ce qu’il connaissait : mais bien sûr se disait-elle pour se rassurer, c’était un vieux, il avait au moins trente ans ! Deux fois plus qu’elle, alors c’était bien normal… Sans se démonter, la petite futée laissa entrevoir ses goûts pour la littérature contemporaine, le cinéma… et fut heureuse de constater qu’il mordait à l’hameçon. Quel bonheur songea-t-elle, enfin quelqu’un de fréquentable !
Puis, la soirée s’avançant à grands pas, tous se séparèrent formant mille promesses de prochaines rencontres.

 Il n’en fut rien, elle ne revit personne jusqu’à la fin des vacances, en tout cas, personne d’intéressant pour elle… Elle put seulement songer, rêver.

 

Et si ce garçon n’était pas venu ce jour-là ? S’il n’était pas arrivé en retard, ses cheveux blonds paille flamboyant dans le soleil ? Elle qui n’aimait que les bruns au teint plutôt mat, l’aurait-elle-même remarqué ? Et si elle n’avait pas été de si méchante humeur, aurait-elle profité aussi vite de l’occasion pour s’échapper de l’assistance et aller à la rencontre du dernier arrivé qui, tout essoufflé, cherchait ses mots ? Aurait-elle ri de de si bon cœur de son embarras à expliquer comment il s’était trompé de route pour arriver ? Et s’il n’avait pas, pour arranger le tout, fait une chute malencontreuse, aurait-elle eu l’occasion de bavarder avec lui ? Aurait-elle alors su qu’il était passionné par le Nouveau roman et les films d’Alain Resnais exactement comme elle ? Et s’il ne lui avait pas confié qu’il adorait la montagne, que son loisir préféré n’était pas du tout le tennis mais le ski, aurait-elle pu laisser libre cours à son imagination à elle ? Et si le temps ne leur avait pas été compté, elle n’en aurait pas été réduite à inventer de toutes pièces, comme elle le faisait maintenant, l’aventure romanesque dont elle était l’héroïne …

Elle se voyait dans la 4 L bleu ciel de ses rêves, conduite par le beau retardataire, en route pour les sports d’hiver. Elle voyait la neige tomber, tomber encore jusqu’à les bloquer en rase campagne… Oh panne bienvenue ! se disait-elle. Puis des sauveteurs qu’elle n’identifiait pas vraiment les auraient tirés d’affaire, et peu après, ils se seraient retrouvés blottis l’un contre l’autre, sous une chaude et moelleuse couverture, devant une pétillante flambée. Bientôt, ils auraient bu le grog très chaud, presque brûlant, qui réchauffait le creux de leurs mains et faisait briller leurs yeux.
Elle ne pensait pas rêver puisque, à cet instant précis, elle percevait très nettement le parfum enivrant du breuvage salvateur qui les avait rapprochés.

Néanmoins, à contempler ses mains entr’ouvertes et vides, elle se prit à douter : ce beau retardataire avait-il seulement existé ?

Fredaine

Tag(s) : #Fredaine, #Atelier d'écriture
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