Sur l’autoroute du Sud, le ruban de véhicules immobilisés étincèle sous le soleil. L’astre darde ses rayons. Il frappe fort la tôle des carrosseries, il est impitoyable, il est violent, sans concession. Il bombarde les parechocs, éclabousse les chromes, il se joue des reflets dans les vitres, les traverse avec une arrogante indiscrétion qui vient brûler les passagers. Il jubile. Le ciel est d’un bleu indécemment profond, sans nuage aucun. C’est la canicule.
Comme la peau argentée d’une couleuvre abandonnée par la mue, la file de voitures, telle un serpent mort, git sur l’interminable courbe de la chaussée, aspirée au loin par le creux d’une vallée noyée dans une frémissante brume de chaleur.
Dans chaque voiture un chauffeur, tout seul. Le matricule Z00092 comme les autres. Les membres moites deviennent amorphes, s’alourdissent, les mains collent au volant, au manche de direction, la transpiration coule entre les omoplates, le long des tempes. Les cerveaux s’échauffent, ils bouillonnent. Pourtant chaque chauffeur demeure impassible, inerte. Aucun ne bouge, aucun ne se fâche, aucun ne songe seulement à sortir de son véhicule. A la radio, une voix asexuée, monocorde, répète inlassablement : « Par suite d’un incident technique, l’autoroute est provisoirement encombrée pour une durée indéterminée. Veuillez patienter. » La phrase emplit l’habitacle de chaque véhicule. Sur toutes les ondes le même message passe en boucle, sans interruption, sans pitié pour les nerfs des chauffeurs. Entr’ouvertes électroniquement par la centrale chargée de la surveillance de ce tronçon d’autoroute, les fenêtres des véhicules laissent toutes passer la même voix blanche, dont l’incantation devient hallucinatoire. A rendre fou. Sortir de son véhicule ? Allons donc ! La caméra de contrôle placée au-dessus de chaque rétroviseur enregistrerait aussitôt le méfait du chauffeur ! Le contrevenant serait fortement pénalisé : il sera fiché ; il sera condamné à une mission d’intérêt général en plus de son travail quotidien. Le matricule Z00092 le sait, il le redoute, il ne bouge pas. La file s’étire, s’allonge. Aucune protestation ne s’élève. Et le soleil tape toujours, implacable.
Dans ce ruban continu de boîtes à roulettes toutes identiques dans lesquelles les chauffeurs écrasés de chaleur sont assis, bien droits, imperturbables, qui donc oserait se rebeller contre ce système absurde, insensé qui étrangle l’être humain ? Qui trouverait la force de desserrer l’étau qui les mutile tous ? Un numéro est-il apte à penser ?
Comme les autres, le matricule Z00092 n’est qu’un numéro. Mais soudain le soleil reflété par la vitre d’une voiture voisine lui blesse les yeux avec la violence d’un éclair. Totalement aveuglé, il cache son visage de ses deux mains, tandis que sa torpeur tombe d’un seul coup, se délite, comme un vieux vêtement déchiré. Il a le sentiment de sortir d’un cauchemar. Il reprend conscience : il déteste cette chaleur, il hait cette morne théorie de véhicules sagement rangés à la queue leu leu, il ne supporte plus les visages de ses voisins tous également résignés, sans expression autre que la passivité. Il se rebelle. La voix vomie par les hauts parleurs lui devient intolérable. Il reprend vie. Son cerveau bouillonnait, voici qu’il explose lorsqu’il entend une sirène stridente se rapprocher.
Le matricule Z00092 prenant son volant à deux mains fait une brusque embardée sur la droite pour gagner la bande de circulation d’urgence, avec l’obsession d’échapper à cette chaleur de plomb, et surtout de quitter cet univers concentrationnaire absurde. Il a bravé, sciemment, la caméra espionne qui le scrute, au-dessus du rétroviseur. L’ambulance annoncée par la sirène hurlante, qu’il avait entendue, arrive à sa hauteur juste à cet instant. C’est en vain qu’elle freine, elle ne peut éviter le choc. Les deux véhicules fracassés, encastrés l’un dans l’autre ne sont plus qu’un amas de ferraille sur le bas-côté de la route. Le chauffeur de l’ambulance parvient à se dégager, il se précipite vers le matricule Z00092 écrasé sous les voitures. Il se penche pour écouter ce que murmure le blessé au visage ensanglanté, méconnaissable : « Non, je ne suis pas un numéro. La canicule m’a sauvé, c’est elle qui m’a fait retrouver mon instinct de survie, mon indépendance. Je suis un homme, je sais d’où je viens, je sais où je vais. Je refuse le système dictatorial qui nous est imposé. Vous leur direz, n’est-ce pas, infirmier, que je refuse cette extermination programmée de l’individu ? Infirmier, vous oserez leur dire que moi, en toute lucidité, j’ai choisi la liberté ? » Il reprend son souffle et soupire d’aise. « Ah, quel bonheur je suis libre, enfin libre à nouveau ! » Il sourit et, lorsque son regard demeure étrangement fixé vers le ciel d’un bleu insondable, le sourire demeure. Alors, d’une seule main, l’infirmier lui ferme les paupières.
Sur les ondes, la voix impersonnelle annoncera quelques instants plus tard : « Songez à vous hydrater. L’un de vos camarades a causé un accident pour n’avoir pas absorbé la quantité réglementaire de liquide en période de canicule. » Mensonge ou vérité biaisée, quelle importance ? Puis le refrain habituel reprend aussitôt : « Par suite d’un incident technique, l’autoroute est provisoirement encombrée… »
Fredaine