Pourquoi avait-il choisi cette couleur ?
Pour quelle raison surgit-elle spontanément devant mes yeux ?
Pourquoi n’est-ce pas plutôt les rouges violents, les violets stridents qu’affectionnait ma mère et qui agressaient tellement mes yeux et ma sensibilité ?
Lui, c’était mon père, pianiste et compositeur.
Assis à son piano, son buste haut et mince penché sur son piano, les yeux surmontant ses petites lunettes, des demi-lunes posées sur le bout de son nez, il dominait la double feuille de papier à musique qui me paraissait immense. Avait-il alors l’angoisse de la page blanche devant les portées de lignes gris pâle et fines ?
A sa droite, posée dans le coin du piano, juste à droite des dernières notes aigues de l’instrument, trônait la petite bouteille carrée, à l’ouverture évasée. Le gros bouchon noir pouvait rester des jours sans remplir son office : je n’osais pas m’approcher du piano… Et si j’avais renversé la bouteille par maladresse ? Il oubliait toujours de refermer la bouteille, ma mère s’en chargeait lorsqu’elle s’en apercevait en lui disant « Pietro, tu as encore oublié de fermer ta bouteille d’encre ! »
Alors je voyais le miracle s’accomplir : ses doigts longs, fins, d’une élégance inégalée, tenaient le porte-plume très haut sur le manche, l’index allongé vers la plume…
D’un geste calculé, il trempait la plume dans l’encre, la tapotait légèrement sur le rebord de la bouteille… La suivant du regard, je la voyais accomplir le plus fascinant des mouvements : elle venait déposer une clé de sol - un miracle de graphisme ! – au bord de la portée, sur le papier immaculé, puis, à une allure folle, il déposait mille et un signes cabalistiques, et, dans le feu de l’action, trempait et re-trempait la plume magique dans le liquide magique… Comment faisait-il pour ne jamais faire un pâté malencontreux ? Comment pouvait-il écrire à la verticale ?
Je demeurais silencieuse, immobile, fascinée…
De temps en temps, il fredonnait en lisant les notes qui étaient devenues un air, une chanson, une partition. Et cela, durant des heures, parfois des jours, car il devait refaire le même travail pour chaque instrument de son orchestre, cela s’appelait « écrire des orchestrations ».
Oui, pourquoi avait-il choisi cette encre ?
Cette encre, elle s’appelait « Bleu des Mers du Sud », et la petite étiquette turquoise et noire, représentait un voilier lointain sur la mer.
J’imaginais une faune marine, je me voyais baignant dans cette eau magique, tiède, accueillante, entourée de poissons colorés et silencieux…
Je m’évadais pour toujours.
Béatrice 5/8/19