Je ne le voyais qu’en été, dont il passait la plus grande partie chez sa fille.
L’homme était bedonnant et portait toujours un marcel à résille, d’un blanc presque gris, sous une chemise à manches courtes, aux couleurs souvent pâles, ainsi qu’un bermuda, que je n’ai jamais connu que beige, immanquablement maintenu par des bretelles bariolées.
Sa bedaine m’impressionnait, qui luttait contre le maillot, et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer l’instant où le tissu finirait par céder sous la contrainte.
Ce moment n’arriva jamais.
Ce qui m’étonnait surtout, c’est qu’il chaussait cette année-là ses pieds nus d’improbables sandales de cuir, dont l’état, si j’en avais moi-même porté de semblables, aurait tôt fait de m’attirer les foudres de ma mère. Mais l’homme était son père et elle le vénérait.
Ces sandales, les premières du genre qu’il m’ait été donné dans ma vie d’observer de près, m’intriguaient.
La paire qu’il portait avait manifestement vécu. Le cuir usé menaçait de rompre en de multiples endroits. Leur couleur, à première vue indéfinissable, m’apparaissait changeante d’un endroit à l’autre. À y regarder de plus près, ce que je faisais lors des repas lorsque j’étais assis à côté de lui, elles devaient avoir été d’un beau brun, celui de la pelure brillante des châtaignes. Mais la surface lisse des bandes de cuir qui les constituaient était tombée ici et là, sauf en quelques parties où le lustre n’était plus qu’un souvenir.
Elles devaient avoir aussi emprunté, aux nombreux lieux où il les avait utilisées, un peu de la matière dans laquelle elles étaient passées et je m’amusais à identifier les éclats boueux d’une flaque sale franchie sans précaution, les restes gris d’une tache d’huile de vidange emportée du garage où il faisait entretenir sa vieille 2 CV, la trace blanchâtre laissée par le sel d’une vague présomptueuse sur l’une des plage où il aimait passer ses après-midis, les impacts jaunes d’un pot de peinture dont il avait dû se servir lorsque, l’heure de la retraite venue, il avait quitté son logement parisien pour s’établir sur la côte Bretonne.
J’eus à ce moment l’impression que je pouvais apprendre tous les détails de sa vie en observant ce qu’il portait aux pieds.
Je m’adressai cependant à l’intéressé en lui demandant d’un ton de reproche maladroit pourquoi il n’avait pas plus porté d’attention à ses sandales.
Sa réponse me laissa sans voix : c’était celles de son père.
Bruno W.