Cela faisait longtemps que mon grand-père était absent.
Il était malade depuis plusieurs années, d’un « ramollissement du cerveau » chuchotaient les femmes de la famille sur le ton du secret, en roulant des yeux pour que tout le monde comprenne quelle horreur ou quel mensonge se cachait derrière ces mots.
Mais cette fois, il était carrément absent, et il me manquait.
J’aimais beaucoup mon grand-père, et il me le rendait bien.
Du moins quand on lui en laissait le loisir.
« Aujourd’hui, on va voir Pèpère, me dit ma grand-mère. Mais t’as intérêt à êt’sage, à pas parler et à te cacher sous le lit quand l’infirmière arrive, pasque l’hôpital est interdit aux enfants. »
Je me sentis vidée d’un coup.
A quoi ressemblait un grand-père avec un cerveau ramolli ?
Pourquoi ma grand-mère m’emmenait-elle dans un endroit interdit aux enfants, elle qui ne tolérait aucun manquement aux règles qu’elle se plaisait à instaurer, à grand renfort du martinet toujours à portée de main? Règles qui, d’ailleurs, n’étaient pas toujours énoncées et que « je devais savoir ».
Peut-être voulait-elle m’emmener dans un piège et qu’une infirmière me punisse?
Les infirmières soignaient donc les grands-pères mais mordaient les enfants ? Pourquoi ?
Ou peut-être on avait envoyé mon grand-père en punition, parce « qu’on ne pouvait pas lui faire confiance » ?
Nous partîmes. Il fallut prendre l’autobus. « Tiens-toi droite, ferme-la. Me regarde pas avec des yeux de la sorte, on dirait que t’es rouée de coups… »
Puis le train. « Ne remue pas tes jambes cob ça, tiens-toi tranquille, mets pas tes mains sur la vitre. Tu vas voir, à l’hôpital ! »
Enfin nous avons marché, marché…. « Avance, traîne pas les pieds cob ça, tu peux pas éviter les flaques, non ? »
Nous étions arrivées devant un grand bâtiment gris.
Ma grand-mère me remorqua jusqu’à un bureau à l’entrée, où une dame en tenue toute raide lui indiqua où trouver mon grand-père. Je me cachais au fond de ma capuche.
Il fallut remonter un immense couloir, où des ombres grises ressemblaient à des fantômes, avec des femmes en tenue blanche qui circulaient d’un air pressé, serrant des papiers sur leur cœur de mauvaises fées.
Nous étions arrivées devant une porte fermée, une porte grise avec un gros numéro blanc. La peinture avait bavé.
C’était sale, l’hôpital. On ne doit jamais faire baver la peinture.
« Tu dis rien, tu pleures pas, tu te tiens tranquille. »
Ma grand-mère poussa la porte et j’avalai ma salive. Ma cage thoracique resta suspendue.
Je vis deux immenses rangées de lits, de part et d’autre de la porte et perpendiculaires à elle. Entre chaque lit, une petite table de chevet blanche, à la peinture écaillée.
Parfois un paravent gris entre deux lits rompait l’alignement, et je me demandais ce qu’il y avait derrière. Quelque chose que les enfants ne devaient pas voir? Quelqu’un qui ne voulait pas voir les enfants ? Une infirmière, peut-être, qui était là à surveiller, à épier….
« J’le vois pas, mais où qu’il est donc… »
Moi, je l’avais vu, mais je n’avais pas le droit de parler.
Ni de pleurer.
Mon grand-père était allongé dans le lit du milieu de la rangée de droite. Il regardait devant lui, par la fenêtre, au-dessus des têtes de la rangée d’en face.
Il avait l’air triste, peut-être parce qu’on lui avait confisqué sa casquette.
Ma grand-mère me fit retirer mon manteau, m’asseoir sur le lit.
Je ne me souviens plus si j’ai eu le droit d’embrasser mon grand-père.
- T’as amené la gosse ? » dit-il.
- Oui, y avait personne pour la garder.
Je n’osais pas bouger.
« Cache-toi, v’là l’infirmière »
Aussitôt je me glissai sous le lit. Pas de traces du cerveau ramolli de mon grand-père. Au moins, il ne traînait pas sous le lit.
Et là, recroquevillée, j’attendis que le dragon s’en aille.
« C’est bon, tu peux r’venir elle est partie »
Je m’assis de nouveau sur le lit. Puis une ou deux incursions dessous, de nouveau. L’infirmière ne me voyait pas, mais moi je voyais ses pieds chaussés de sabots blancs. Comment se faisait-il qu’elle ne remarquait pas mon manteau ?
Qu’elle n’entendait pas le bruit que faisait mon cœur ?
Peut-être parce que je faisais bien attention de ne pas respirer….
Mon grand-père et ma grand-mère ne se disaient rien.
« Bon, bah, on va partir… »
Je n’avais pas trouvé la flaque du cerveau de mon grand-père, je n’avais pas marché dedans.
Je ne me souviens plus du retour.
Sur la table de nuit du voisin de mon grand-père, il y avait une jonquille.
Séverine L.