La maison était grande, vide, à l’exception des animaux domestiques dont j’avais la garde. La fenêtre de la cuisine était à hauteur du jardin, à hauteur de visage.
J’aimais m’y apaiser le regard et fortifier le moral, chaque matin avant de partir au travail.
Et ce jour-là, de l’autre côté, un animal tapi.
Fourrure tigrée de camouflage, corps massif. Il dévorait la gamelle destinée aux chatons. Le corps ramassé était animé de tressaillements qui trahissaient autant l’avidité que le qui-vive.
Il tourna rapidement la tête vers moi et s’enfuit. Un chat !
Je n’en avais jamais vu d’aussi gros, il était approximativement de la taille de mon chien, soit environ 40 centimètres de haut, et au moins aussi lourd.
Ce n’était pas un lynx, mais pour un chat la taille était plus que respectable !
Il revint plusieurs jours de suite, toujours à la même heure, si bien que je mettais désormais deux gamelles, une de chaque côté de la fenêtre car il restait fidèle à celle de droite.
Je finis par demander aux alentours à qui était cet animal qui squattait ma fenêtre et menaçait le vieux Samson, matou noir et blanc qui avait failli se faire crever l’œil et depuis se terrait dans la maison.
Je me heurtais à des haussements d’épaules désabusées, à des ricanements narquois.
Il y eut même deux propositions pour m’en débarrasser à coups de fusil, ce que je déclinai poliment.
Je finis par apprendre qu’il s’agissait d’un chat sauvage des forêts, « catus silvestris », assez courant à l’époque dans les forêts nivernaises et cordialement haï des chasseurs et des aviculteurs.
Je décidai de m’en faire un ami, malgré sa propension à aller dénicher les bébés écureuils installés dans l’acacia. C’était sa nature, les chats ne sont pas végétariens, hélas !
Chaque matin, j’étais au rendez-vous.
Les premiers temps furent très difficiles, il s’enfuyait dès mon arrivée dans la cuisine. Il ne devait pas aller bien loin, car dès que je posais la nourriture et refermais la fenêtre, il apparaissait et, posément, attendait que je m’éclipse pour s’attabler.
Puis tout commença entre nous lorsqu’il leva pour la première fois les yeux sur moi.
Je n’avais jamais vu une telle acuité dans un regard animal.
Ses yeux brun doré me fixèrent, porteurs d’une menaçante tranquillité.
Visiblement, il attendait de moi que je remplisse ma part du contrat, mais se tenait prêt à en découdre si j’avais l’outrecuidance de dépasser mes droits.
Nos yeux, de part et d’autre de la fenêtre, étaient à même hauteur. Je ne savais pas encore qu’il était de mise de détourner le regard, ce que je fis instinctivement les jours suivants.
Alors s’établit entre nous une longue conversation silencieuse, reprise chaque matin.
Il ne s’enfuyait plus si je restais dans la cuisine. Puis il se mit à avancer l’heure du rendez-vous.
Il était ramassé sur lui-même, prêt à bondir à la moindre alerte, mais donnant tous les signes d’une tranquille assurance, sûr de son bon droit à occuper le coin droit de la fenêtre.
Je ne l’ai jamais vu assis dans la posture si chère aux chats domestiques.
Bientôt il accepta de rester pendant que je remplissais la gamelle, tout en restant prudemment en retrait de quelques centimètres, hors d’atteinte.
Il se contentait de surveiller mes mains et mes yeux, dans un aller-retour de son regard vif et attentif, fascinant.
Un regard qui venait de loin, du plus profond de son être.
Il attendait cependant que je sois partie pour entamer son repas.
Puis un jour, il accepta de manger devant moi, postée derrière la fenêtre close. Il ne me quittait pas des yeux.
Puis il accepta ma présence à côté de la fenêtre ouverte. Et enfin devant, juste en face de lui.
Je n’osais pas lui donner de nom, il me tolérait dans son monde et je me devais de le respecter. Il n’était pas question de l’humilier par des Minou, des Totoche et autres Pompon.
C’était un tigre, ces surnoms l’auraient ravalé au rang de peluche et son regard me l’a vite fait comprendre.
Environ un an après notre première rencontre, je laissai ma main traîner près de la gamelle. Un arrêt des mandibules et le repas reprit, les yeux d’or fixés sur la main.
Je récidivais plusieurs jours, les yeux se détournèrent, ignorant cette excroissance inoffensive.
Ma main se leva progressivement jour après jour, puis se fixa sur le montant de la fenêtre, où elle resta quelques temps. Et un jour, contre toute attente, catus silvestris se frotta les bajoues contre elle. J’exultais !
Enhardie par ce signe que je pris d’amitié mais qui n’était en fait qu’affirmation de mon assujetissement, dès le lendemain je tentais une caresse.
Je fus alors confrontée à l’une des plus effrayantes transformations qu’il me fut donné à voir : le chat gonfla, gonfla jusqu’à doubler de volume, le poil hérissé parsemé d’étincelles, le meurtre dans les yeux. Il y eut un hurlement sauvage qui me glaça le sang. Je venais de rencontrer le Diable ! Terrifiée, je fis un bond en arrière en me protégeant les yeux, croyant ma dernière heure arrivée.
Il s’enfuit, gonflé d’indignation et de fureur.
Je ne le revis plus jamais.
Séverine L.