Mon grand-père était mort. Ma grand-mère ne voulait pas porter le deuil. « Ah, ça non ! Pas question d’être en noir tout l’temps ! »
Ma tante, couturière, avait proposé à ma mère de payer le tissu tandis qu’elle se chargerait de « la façon ».
Ce fut l’occasion pour les deux sœurs de s’envoyer des propos aigre-doux puis acerbes, chacune trouvant que l’autre s’en tirait à bon compte.
« Ça ne lui coûte pas cher de s’occuper de sa mère… » persiflait ma génitrice.
« Pfft, tu parles, elle a choisi exprès ce tissu juste parce qu’il est difficile à travailler… » renchérissait sa frangine.
Enfin, le tailleur fut terminé.
Il s’agissait tout simplement d’une jupe droite, assortie d’une blouse sans manches de forme tout aussi austère.
Le tissu en était fin (peut-être de la rayonne) car nous étions en été, et se voulait soyeux. Sur un fond gris perle, des ocelles gris anthracite rappelaient tout de même, pour la bienséance, la période de deuil supposé.
Je me souviens qu’à ce moment, les femmes devaient porter le grand deuil (intégralement vêtues de noir) pendant un an. Ensuite venait le demi-deuil (vêtement gris pendant deux ans) et enfin on acceptait un peu de mauve. Les hommes se contentaient pendant trois mois d’une petite barrette de gros grain noir à la manche, de même que les enfants.
« Mais le mauve ne me va pas au teint ! » s’insurgeait ma grand-mère qui pourtant n’était pas tendre aves celles qui se piquaient de coquetterie.
Comment ça ? Demi-deuil ?
Mon grand-père n’était à peine parti que depuis trois mois! Pourquoi pas quart de deuil ? Cela aurait mieux reflété la réalité de ce couple que dirigeait la mégère d’une main de fer.
Quart de deuil du grand-père mais grand deuil de ses pleins pouvoirs et de sa toute puissance.
Mes parents venant d’acheter un pavillon de banlieue, la grand-mère allait quitter son HLM et venir habiter avec eux « pour s’occuper de moi », âgée de huit ans à l’époque.
Misère, ça oui, elle s’est occupée de moi, les exigences chevillées au corps et le fouet à portée de main, qu’elle avait fort leste.
Le deuil de ma grand-mère m’a laissé des souvenirs cuisants. Sa guérison aussi, d’ailleurs.
Une relative paix me fut accordée lorsqu’à la stupéfaction de tous elle craqua en septembre suivant, plongeant dans une dépression qui dura plusieurs mois et nécessita un séjour en maison de repos.
Comme c’était dans le midi, elle y alla avec le fameux tailleur gris.
Ce tailleur gris elle l’a gardé longtemps, l’enfilant à chaque sortie où elle devait paraître un peu élégante ou soignée.
« Pour nos âges, disait-elle à ma mère qui avait vingt ans de moins, c’est bien, c’est correct. »
Et de passer le fameux tailleur avec satisfaction, sous les yeux haineux de ma mère qui entre temps s’était fâchée avec sa sœur.
Je ne sais ce qu’il est devenu. Sans doute m’a-t-il servi à faire briller les chaussures, un jour, il y a très longtemps…
Séverine L.