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Ils étaient partis de bon matin en dépit des prévisions météo plutôt inquiétantes.

La vieille s’était levée pour leur préparer un solide petit déjeuner. Pas questions que ses petits affrontent les sommets le ventre vide. Bien sûr, ils ont évoqué la météo en avalant tartines  beurrées et chocolat autour de la grande table familiale. On pouvait voir  le soleil se lever lentement sur la chaine du Mont Blanc, encore coiffée d’un pale croissant de lune. Le ciel était clair en cette belle journée de printemps, trop clair pour qu’ils renoncent à cette belle équipée. Ils s’étaient si bien préparé tous les deux et ils s’en faisaient une telle joie.

Sur le balcon de bois gémissant, la vieille les a regardés partir, heureux et enthousiastes équipés de leurs sacs à dos, de cordes et de piolets.  Dans leurs sacs elle avait tassé un repas de montagnard composé de pain bis, de jambon sec  et de fromage de pays. Elle s’est contentée d’agiter la main  sans montrer son inquiétude.  Ils se sont retournés une dernière fois pour lui offrir un large sourire et elle a suivi des yeux leurs crinières blondes jusqu’à ce qu’ils disparaissent au détour du chemin.

Maintenant, le soleil illumine les cimes et la vieille s’affaire à la cuisine pour tromper son angoisse. Elle sait bien que le temps change vite en montagne. Son mari est resté là-haut et son fils aussi. Les veuves et les mères éplorées sont légion dans la région de Chamonix mais comment reprocher aux jeunes d’aimer ces splendides montagnes, on attrape  le virus à la naissance par ici. Elle ne peut s’empêcher de soupirer en épluchant carottes et  patates. Une bonne soupe, voilà de quoi ils auront besoin à leur retour et elle ajoutera deux bons morceaux de lard.

Vers 11h, les premiers nuages obscurcissent le soleil par intermittence. Le ciel vire doucement du bleu au gris. La vieille se poste devant la fenêtre ouverte sur les montagnes. Même en se crevant les yeux, impossible de les apercevoir sur le Dru. « Ils ont bien fait la moitié de la face Nord » pense t’elle tout haut «  et ils doivent surveiller le ciel ».

Le passage du facteur avec le journal du jour lui offre une petite distraction. Ils s’assoient devant un café comme chaque fois qu’il monte au chalet mais quand elle lui parle de l’expédition, le vieil homme secoue la tête fixant la montagne d’un air dubitatif « Pas sûr que ça tienne… ». Voyant le visage buriné de la vieille se friper plus encore, il ajoute « mais je peux me tromper et puis ils ne sont pas fous ces petits ».

Vers midi, le ciel devient nébuleux, les sommets sont happés par de gros nuages noirs de plus en plus menaçants.  A intervalles réguliers, la vieille pose son regard sur les cimes. Elle a déjà vécu ça si souvent, cette boule qui grossit dans les entrailles et remonte jusqu’à la gorge.  Alors, elle prend son tricot pour tromper l’angoisse et au premier coup de tonnerre elle sursaute si fort qu’elle se pique méchamment avec son aiguille. Une averse martèle les vitres masquant le paysage.  Le grondement du tonnerre  couvre le bruit de la pluie, ses rugissements font trembler les montagnes, il roule comme une avalanche jusqu’au cœur des maisons. La foudre déchire le ciel et dessine par intermittence des lueurs menaçantes sur les murs de la pièce.  Puis, dans un fracas assourdissant, un mur d’eau  s’abat sur le toit de bardots,  déferle sur les murs et se catapulte sur  les fenêtres. La vieille allume la lampe machinalement car il fait presque nuit.

 

 Les minutes passent et le ciel se calme, la pluie tombe maintenant régulièrement. Les montagnes  émergent des nuages mais elles ont pris un air sinistre et le paysage ruisselle comme s’il sortait des flots.

La vieille a posé son tricot, ses pauvres mains tremblent trop. Elle tente de se rassurer. « Au moins il fait assez chaud, il ne neige pas là-haut mais la roche est sans doute devenue bien glissante ». Puis elle tourne le bouton du poste de radio et monte le son au maximum. Dans un concert de grésillements à peine supportable, la voix d’Edith Piaf envahit la pièce suivie de peu par celle nasillarde d’un journaliste qui annonce le soleil après la pluie. Elle finit par éteindre ce crin-crin inutile.

C’est l’heure du goûter, c’est certain ils sont en bas maintenant, ils sont sur la route du retour et  bientôt ils ouvriront la porte. Ils se jetteront à son cou trempant tout autour d’eux, un peu déçus de n’être pas arrivés en haut bien sûr mais ils en seront quittes pour une belle frayeur et peut-être un bon rhume.  Elle leur servira sa soupe bien mijotée et ils parleront avec enthousiasme de la prochaine grimpe, encore plus belle, encore plus difficile. Heureusement la soupe est prête.

 Oui, il faut mettre un peu de chaud sous la soupe, ils en auront besoin. Elle se lève péniblement, les articulations  grippées par l’angoisse et elle  remet au passage une buche dans la cheminée qui s’endort. Puis, elle s’enroule dans son vieux châle tricoté il y a bien longtemps, du temps où il y avait encore de la bonne laine, et malgré la pluie qui frappe toujours la nature ruisselante, elle sort sur le balcon. Elle reste là un moment, fixant le bout du chemin  jusqu’à ce que le froid et l’humidité finissent par l’obliger rentrer.

 Les heures ont passé, la nuit tombe et la montagne s’assoupit lentement. La soupe est tiède maintenant et la vieille est  assise dans son fauteuil.  Elle ne dort pas, elle ne pense plus, elle espère. Elle fixe désespérément la vieille porte vernie, elle ne la quitte plus des yeux.  Elle attend que la porte s’ouvre, elle sait que la porte va s’ouvrir et elle restera là jusqu’à leur arrivée,  le corps vouté et  le cœur immobile.

Corinne LN

 

 

Tag(s) : #Corinne L.N., #Textes de l'atelier, #Textes de participants, #Autobiographie et Nature
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