Lettre à Hugo
Seattle, le 30 décembre 2061,
Cher Hugo,
Tu n’imagines pas le plaisir que tu nous as fait en étant à nos côtés ce Noël dernier. Ce fut une joie d’y célébrer en même temps, et avec quelques mois de retard, mes 65 ans et les 70 ans de ton père.
Je t’ai trouvé fatigué, ce qui est normal après ton retour de Planifia, il y a seulement un mois et demi. Je t’ai certes senti heureux de nous retrouver mais je t’ai surtout trouvé très perturbé. Je sais par expérience que les séjours « hors sol » (c’est ainsi que j’ai toujours appelé mes missions lunaires), bien que riches et accaparantes du point de vue scientifique, constituent toujours un vrai retour sur soi. On se retrouve a capella face à soi, dans des paysages sans références, à peine éclairés. Rien n’est là de nos repères : ni l’humain, ni la faune, ni la flore. C’est sans doute pour cela que je me suis orientée vers l’astro-agriculture, pour reconstituer dans mes serres lunaires un morceau végétal de notre planète Terre qui, en me rappelant d’où je venais et où je repartirai, avait toujours sur moi un effet apaisant. Pas que sur moi d’ailleurs, si j’en juge par les fréquentes visites des scientifiques en mission que je retrouvais régulièrement assis là à humer mes fougères.
Tu dois être surpris de recevoir une lettre de moi. Je ne t’en ai jamais envoyé. Je renoue aujourd’hui avec cette coutume épistolaire dans des circonstances très particulières. Nous avons passé une nuit blanche, ton père et moi, à nous torturer les méninges pour savoir si je devais ou non t’en parler. Et si oui, comment le faire en toute discrétion, en échappant à cet incessant espionnage digital dont je fais l’objet depuis que j’ai été la première femme à mettre le pied sur la Lune en 2025. Je suis fière de ce que j’ai accompli mais ma médiatisation m’a beaucoup pesé. A jamais, dans tout ce que je fais, je suis obligée d’incarner cette jeune fille de 29 ans, descendante d’un lointain ancêtre suédois qui a participé à la construction de cette nation libre et aventureuse dont je suis le fruit. J’aime mon pays, mais j’aime un peu moins sa capacité à figer des personnages dans des rôles qu’ils doivent à jamais incarner. J’ai été la petite fiancée lunaire de l’Amérique et j’étais censée le rester, ce qui, bon an mal an, a été le cas en essayant au fil du temps de me faire oublier. Mais je m’écarte du propos de ma lettre, enfin pas tout-à-fait.
Tu nous a parlé du sujet de ta thèse qui t’avait amené à passer 15 mois sur Mars pour étudier les Phobos. Tu nous as montré des photos des gigantesques dômes pigeonniers qu’ils habitaient, les photos des Phobos de tout poil à tout âge, les vidéos où on les voit glisser, patiner plus que marcher sur leurs deux pattes. Les portraits m’ont particulièrement saisi et tu vas comprendre pourquoi. Puis tu nous as montré leur manière de communiquer avec leurs parchemins numériques et là, dans une photo prise en gros plan, j’ai reconnu l’écriture.
Tu es parti il y a deux jours. Je n’ai pas cessé d’y penser. J’ai fini par en parler cette nuit à ton père qui connait mon histoire et qui me croit. Si je n’ai jamais parlé de ce qui suit, c’est d’une part que la NASA nous a tous tenu au secret, d’autre part que la fiancée lunaire doublée d’une excellente scientifique ne pouvait pas raconter une histoire telle que celle que je vais te confier. Promets-moi juste de détruire cette lettre après lecture et de ne garder que les croquis qui y sont joints dont la source serait plus difficilement identifiable.
Voici mon récit. Prends-le comme tu veux mais quelque chose me dit qu’il pourrait t’être utile. Trois ans après mon premier alunissage, je suis retournée sur la Lune, cette fois dans la zone des collines de Marius. L’expédition comptait dix chercheurs qui avaient pour mission d’explorer les énormes tunnels de lave lunaires typiques de cette région et d’y étudier les possibilités de séjours humains prolongés dans ces tunnels longs de plusieurs centaines de mètre, situés à près de cent mètres de profondeur. Au dernier moment, je fus rajoutée au projet scientifique pour tester mon projet de serres. Là encore, ma mission était secrète car on ne tenait pas à faire savoir que les carottes lunaires avaient certes poussé en trois semaines mais noires et bicornes, voire tricornes. Une demi-journée de repos je suis partie seule avec un rover, sans trop m’éloigner du camp. A l’entrée d’un tunnel, je suis descendue et j’ai commencé à explorer le long couloir seulement éclairé par la lumière de mon casque. Au détour d’une courbe, j’ai découvert une cavité baignée d’une chaude lumière jaune, douce comme une soirée d’été. Les murs sur toute leur surface étaient couverts d’inscriptions, de dessins et de cartes, mais curieusement ceux-ci n’étaient ni peints ni gravés, comme si la paroi était elle-même devenue un écran sur lequel des pixels dessinaient des formes. Il y avait assurément là une volonté de laisser un message sur une présence intelligente, peut-être même sur une civilisation apparue et développée dans un autre coin de l’univers, visiblement sur Mars si j’en croyais les cartes. J’avais à la main mon appareil photo. J’ai pris des clichés que j’ai immédiatement montré à mes collègues au retour. Tu imagines l’exaltation ! Dès le lendemain, l’équipe au complet arpentait fiévreusement le tunnel, mais au détour de la courbe, plus rien. Nous dûmes conserver nos lumières car le tunnel restait inexplicablement sombre. Nous avons continué plus loin, parcourant progressivement les quatre-cent mètres du tunnel. Nous avons re -parcouru le couloir en sens inverse, les yeux rivés sur les parois où nul tag, carte ou dessin ne nous est apparu. Ce soir-là au camp nous avons tenu conseil pour savoir si nous devions notifier ma découverte à nos supérieurs de la NASA. Il était clair que oui puisque mes clichés attestaient la véracité de mon récit. Nous connaissions l’extrême réticence de l’agence à toute publication sur les ovnis et autres témoignages de présences extra-terrestres, mais nous fûmes quand même suffoqués de voir tout mon matériel informatique et photographique confisqué, sans qu’il me fût demandé le moindre rapport sur l’expérience que j’avais vécue là-bas au cœur de ce tunnel habité des collines de Marius. Tous les membres de l’expédition ont dû signer un accord de confidentialité absolue et sans limitation dans le temps sur l’affaire.
Ce que je n’ai jamais dit car la scientifique que je suis ne peut l’affirmer, c’est que j’ai cru apercevoir au fond du tunnel une silhouette longue, assez haute, qui lorsque j’ai esquissé un pas pour me diriger vers elle a tourné sur elle-même et s’est dirigé vers l’obscurité dessinant une ombre chinoise qui ondulait en glissant vers le noir qui finit par l’absorber. Je suis sûre qu’une présence était là. Je l’ai sentie. Je suis sûre aussi que cet être venait déposer un message à destination d’une autre civilisation qu’il n’imaginait sans doute pas comme je lui suis apparue dans mon scaphandre, ma lumière braquée sur lui. Peut-être ai-je ainsi fait échouer le « premier contact ». Peut-être est-il revenu tout effacer tant la vue de ce bibendum lui avait passé toute envie de communication.
Comme me l’a demandé la NASA je n’ai conservé aucune copie des clichés que j’avais pris. Par contre, ces photos que j’ai tant auscultées pendant le voyage de retour étaient parfaitement gravées dans ma mémoire et j’en ai peu à peu fait des croquis. Je les joins à ma lettre. Tu comprendras alors quelle fut ma sidération quand tu nous a montré les photos de Phobos à la fine tête rousse encadrée de deux petites cornes recourbées d’un noir d’ébène. Plus encore quand j’ai reconnu l’écriture d’une langue dont tu sais aujourd’hui retranscrire les sons. Sidérée, c’est vraiment le mot, tant la concordance de nos deux expériences me paraissait statistiquement improbable.
Puis j’ai senti en toi autre chose, qui allait au-delà du plaisir de l’astro-anthropologue qui découvre un nouveau peuple, une « civilisation singulière » comme tu l’as qualifiée toi-même . A plusieurs reprises, j’ai senti qu’il y avait là plus que le matériel scientifique d’une thèse. Quand tu nous as traduit ce qui était écrit sur les différents parchemins que tu avais reproduits, avec cette émotion particulière dans ta voix. Quand tu t’es longuement attardé sur le portrait d’une femelle, je t’ai vu en désarroi, les larmes aux yeux. Tu n’as pas pu t’empêcher de contourner sa tête de ton doigt en un geste de caresse.
Si ton analyse de mes croquis corrobore ce que je pressens, cela signifie que les Phobos se déplacent et peuvent s’adapter et vivre dans des atmosphères différentes. Peut-être même seraient-ils capables de s’adapter à notre atmosphère terrestre. J’ai lu dans les yeux de la si jolie femelle de la photo que ce serait son souhait le plus cher. J’ai bien été la fiancée lunaire de l’Amérique. Pourquoi ne pourrait-elle pas en devenir la fiancée Phobos ?
Fais bon usage de mes dessins.
Ta mère qui t’aime très fort.