Mon père n’eut pas de bonne fée au-dessus de son berceau, il fut trouvé sur les marches de Notre Dame du Bon Secours dans le 14 ième arrondissement de Paris à l’aube du 26 Juin 1924. Sur son lange était inscrit quelques lettres:
- Occupez-vous de lui, je ne peux le garder sous peine d’être déshonorée.
Les religieuses recueillirent l’enfant quelques jours, le lavèrent, lui donnèrent à manger puis le déposèrent à l’Assistance Publique de Paris. Il devait avoir deux ou trois jours et était chétif, hurlant sans cesse. Quand il fut placé à l’âge d’un an dans une famille d’accueil, il fut maltraité, donc retiré de cette famille, puis fut adopté quand il avait quatre ans.
Sa mère, âgée de 42 ans était « en manque d’enfant » et son mari passait pratiquement tout son temps entre ses responsabilités de militant communiste et "la bagatelle", comme l’on disait à cette époque. Elle reporta donc toutes ses frustrations sur son garçon qu’elle prénomma Jean et l’entoura d’attentions presque excessives. Il ne s’en n'est jamais plaint ; il adorait sa mère !
Rien n’était jamais trop beau pour lui et parfois, son père haussait la voix pour freiner les dépenses de sa femme. Mais, au fond, il était tranquille, elle devint moins vindicative à son égard et le laissait vivre sa vie engagée et volage à la fois.
De sa jeunesse, mon père ne parlait que du bonheur d’avoir des parents merveilleux, et bien sûr, à l’époque de mon adolescence, je ne savais rien de tout cela. Il était heureux, gâté par sa mère et ses études furent plus que médiocres. Sa mère l’emmena un jour au marché de Suresnes où le couple habitait, il avait 10 ans quand il entendit sa mère dire à une voisine qu’il avait été adopté . Ce fut un choc mais il transforma très vite cet abandon en bonheur d’avoir des parents idéaux. Nous avons appris cette adoption après la mort de ma mère, par ma marraine, lorsque nous avions entre 13 et 16 ans, mais lorsque nous lui avons demander de se renseigner, il nous disait clairement qu’il était reconnaissant à sa génitrice de l’avoir abandonné et ainsi d’avoir pu être adopté par de si bons parents ! Il ne voulait pas savoir et ce n’est que très tard qu’il fit ces recherches, sur les conseils de sa femme car ses garçons, eux, le voulaient . Cela ne mena pas bien loin.
De sa petite enfance, il nous disait que sa vie était celle d’un enfant gâté, si bien que ses résultats à l’école ne furent pas brillants.
-j’étais un galopin, plus intéressé à regarder sous les jupes de ma maîtresse, que par l’apprentissage scolaire.
Il obtint de justesse le certificat d’études. Heureusement, il avait une passion pour la construction de radios et était très motivé pour apprendre ce qui touchait à l’électronique. Il commença des études d’électronique qui furent interrompues par la déclaration de guerre en 1939, moment où son père fut appelé sous le drapeau. A la signature de l’armistice, celui-ci revint au domicile familial ; c’était le temps de l’occupation et le 13 Février 1940, la police française vint l’arrêter, car, lui dit-on, il pouvait nuire à la sûreté de l’état. Il fut déporté 4 ans et mon père devint chargé de famille à 15 ans et demi. Comme beaucoup de français, sa mère et lui firent l’exode pour aller se cacher chez des amis dans la Creuse et ne rentrèrent à Suresnes qu’un an plus tard. Comme il fallait vivre, il fut embauché comme serveur au Wepler, brasserie de la Place Clichy qui était une cantine des aviateurs allemands.
Un Dimanche midi, alors que mon père prenait son service, il vit sous un rai de lumière une jeune femme d’une beauté renversante, prénommée Galla ; de son côté, elle ne fut pas insensible aux charmes de mon père, assez joli garçon. Coup de foudre instantané entre eux et une idylle naquit. Celle qui deviendrait ma mère, habitait seule rue de Naples, dans une petite chambre de 12 mètres carrés ; ils partagèrent leurs amours entre Paris et Suresnes où Jean habitait avec ses parents, sa mère ne pouvant rien refuser à son Jeannot. Un petit nuage rose flottait au-dessus de leur tête, mais la tempête ne tarda pas à arriver. Ma mère dont une grande partie de la famille avait été décimée par les pogroms de Kichinev, était une juive moldave. Elle avait fui le pays avec sa soeur aînée et son frère à l’âge de trois ans. Le père de Jean, après presque 4 ans d’internement, réussit à rejoindre le maquis et rentra à Suresnes l’été 1944. Lui qui avait été décoré en 1918 par un général russe, qui était un communiste convaincu, en accord avec la révolution russe, entra dans une colère terrible quand il vit son fils de 20 ans avec une jeune femme de 27 ans qui avait fui le régime communiste. Il les mit tous les deux à la porte malgré les pleurs de ma grand-mère. Il n’assista pas au mariage de mes parents en 1945 et ne les reçut plus à Suresnes. Cette rupture a duré quatre ans et ce n’est qu’à la naissance de ma seconde soeur qu’ils se réconcilièrent. D’ailleurs, pour sceller ces retrouvailles, ma cadette se prénomma Lucienne car grand-père s’appelait Lucien. Galla et Jean habitaient maintenant avenue Hoche, dans deux chambres de bonne et je naquis deux ans plus tard, au grand dam de ma mère qui était très fatiguée et ne voulait plus d’enfant. Mon père travaillait double car il reprenait ses études en même temps ; il construisit une radio pour sa femme, ce qui confirma sa vocation.
Puis, une nuit qui me revint plus tard dans des crises de somnambulisme, la voisine vint nous chercher pour dormir chez elle et le lendemain matin, ma grande soeur me dit :
-tu sais, ce matin, maman est morte.
Ce que j’apprendrais des années plus tard, c’est qu’elle avait mis quinze jours à mourir.
Mon père, effondré, flottait dans une deuxième mort.
Il voulait se tuer, son père arriva juste à temps pour l’en empêcher et le raisonna :
-Tu as trois petites filles, Jean, veux-tu qu’elles soient orphelines ? Souviens-toi que l’assistance publique, tu connais ! Et puis trois filles, personne n’adoptera trois enfants en même temps !
Il se résolut à vivre, mais de ce jour, même s’il savait être drôle, il ne pensa plus qu’à elle, son grand amour mort quand il n’avait que 29 ans et trois petites filles.
Il retourna habiter chez ses parents et comme nous étions très fatigantes pour ma grand-mère, nous partîmes en Province chez une cousine, Gaby, qui devint ma marraine et nous aima très vite comme ses filles.
Mon père venait tous les quinze jours passer le week-end avec nous. Un jour, lors du mariage d’une fille de Gaby, une jeune fille prénommée Monique le rencontra. Elle n’eut de cesse de chercher à le revoir et voulait l’épouser. Etait-elle amoureuse ? Voulait-elle le sauver ? En tout cas, je fus demoiselle d’honneur à leur mariage. Nous habitions avec elle à Nogent sur seine, près de Troyes et mon père retourna chez ses parents car il travaillait à Paris. La situation de mon père s’étant améliorée avec son diplôme d’ingénieur en électronique, la famille déménagea à Ste Geneviève des bois. Mon père était courageux et grimpa dans la hiérarchie pour un poste de sous-directeur. Ma belle-mère était très sévère et mon père plutôt papa-poule, mais comme il voulait avoir la paix, il lui délégua la régence. Nous n’étions pas du tout habituées à ce genre d’éducation austère ; de plus, nous savions par Gaby qu’elle ne voulait pas de nous. Les temps devinrent difficiles, pour ma part, les rêves me soutenaient à l’inverse de mon père qui s’enfonçait dans une dépression terrible. Lorsqu’elle fut enceinte, il dut être hospitalisé et subir des électrochocs dont il se remit tant bien que mal ! La vie reprit son cours avec l’arrivée d’une petite fille, et comme l’appartement devenait trop petit, ils firent construire une maison en banlieue. J’avais 12 ans et je voyais bien l’état de mon père.
Dans cette nouvelle maison, il y avait une grande cave et ce fut le territoire de mon père ! Quand il rentrait de son travail, il descendait dans « son lieu » et interdit à quiconque d’y venir sans y être convié. Un beau fauteuil confortable, des verres en cristal, il commença à amasser des Chateauneuf du pape, du Pomerol, des vins d’Alsace et autres grands crus qu’il faisait venir directement des producteurs. Installé dans son fauteuil, son verre à la main, il arrivait à se détendre, à moins penser à ce grand amour si tôt disparu, et quand il remontait pour le dîner, je voyais dans ses yeux cette mélancolie adoucie par l’alcool et j’en étais heureuse. Alors, il plaisantait, ce qui irritait ma belle-mère pour qui le rire était terra incognita. Elle le tançait vertement, ce qui me mettait en rage. Je m’arrangeais alors pour faire le pitre et qu’elle s’en prenne à moi, et ça marchait ! J’étais priée de monter dans ma chambre sans finir le dîner ; pendant ce temps-là, mon père avait la paix !
Vers 15, 16 ans, quand nous allions à Paris le chercher à son travail, sa secrétaire chuchotait :
- les filles de Mr F. sont là.
Quelle fierté devant cet homme élégant, qui ne sortait jamais sans son chapeau. Alors, il nous emmenait toutes les trois au théâtre de Sacha Pitoëf voir la Mouette, la Cerisaie ou les Trois soeurs et nous étions dans une connivence tous les quatre. Après, nous allions souper dans de beaux restaurants et là, il retrouvait un peu de joie de vivre.
Quand il eut 60 ans, son entreprise ferma et il se retrouva à la retraite sans y être préparé. Comme notre soeur trisomique avait grandi, plus aucun Centre ne pouvait l’accueillir dans la région parisienne. Ils avaient une maison de vacances dans le Morbihan intérieur et à 15km de là, un lieu pour cette soeur. Alors ils décidèrent de vendre leur maison et de partir en Bretagne.
La transition fut dure pour mon père qui se retrouva seul avec elle. Il commença à l’appeller maman et elle le surveillait au niveau de la boisson. Je trouvais que c’était un bon médicament pour lui, il n’était jamais ivre, simplement il flottait un peu dans sa tête.
Ma belle-mère trouva un médecin qui fit faire des examens et, vu l’état de ses artères, boire devint interdit. Catastrophe ! Je me disais que ce n’était pas une bonne idée mais on ne me demanda bien sûr pas mon avis !
Quelques temps plus tard, mon père développa une forme de détresse respiratoire :
- je ne peux plus respirer, me disait-il avec un clin d’oeil de connivence quand je venais chercher mon fils en vacances chez eux.
Après, les choses ont empiré, il eut des bouteilles d’oxygène 24h sur 24.
Un jour que j’étais en Bretagne, pendant que ma belle-mère faisait les courses, je le vis attablé les yeux dans le vague, un regard que je ne connaissais que trop bien et je lui demandai:
-qu’est-ce que tu attends, mon petit père ?
-J’attends la mort
Cette réponse me fit froid dans le dos et comme d’habitude, j’essayais de le distraire, de faire le clown, mais au fond de ses yeux, je voyais cet amour perdu auquel malgré tout il ne voulait pas renoncer. Ainsi, ma mère existait dans ses yeux et je m’en nourrissais.
Une autre fois, alors que ma belle-mère était derrière moi, il me dit :
-Ma chérie, je ne comprends encore pas, 40 ans plus tard, pourquoi je me suis remarié aussi vite !
J’en étais gênée pour elle, mais après tout, c’est elle qui avait précipité ce mariage.
Mes visites et celles de mes soeurs exaspérait ma belle-mère, mais j’étais tellement ravie de le voir que, même si cela me faisait souffrir, je venais. Je lui en voulais d’emmurer mon père, mais à la fois, il faut bien reconnaître qu’elle l’a tenu debout. Sans elle, comment cela aurait-il pu se passer ? Je lui sais gré d’une bonne éducation dont il me reste quelques bribes.
Quand mon père mourut, est-ce sa colère ou la mienne qui tomba, ou les deux ? En tout cas, nos rapports devinrent plus sereins, plus apaisés. Elle avait fait faire un caveau en Bretagne pour son mari, elle et ma soeur trisomique. Un caveau à 6 places existait déjà à Chilly-Mazarin où étaient les parents de mon père et ma mère.
Elle réussit à le séparer de sa première femme dans la tombe ! Qu’en aurait pensé mon père ?
Je n’en sais rien ; en tout cas, maintenant, il ne souffre plus et je suis en paix avec l’histoire.
Véronique M.