Me voilà de retour à N… la ville de mon enfance, de ma jeunesse. Cette ville baignée d’une fidèle mer bleue qui s’amuse à la colère de temps à autre. Cette ville qui câline dans ses ruelles les couleurs passées des ocres. Cette ville qui résonne sans cesse des accents des commères des marchés. Cette ville dont nul vent ne peut dérober tous les parfums. Cette ville tapie au pied de montagnes à la végétation têtue. Cette ville que j’ai voulue oublier pendant 30 ans.
Beaucoup de choses ont changé. Tant d’autres semblent immuables et destinées à l’éternité et, captif, me livrent aux souvenirs. Tous affluent en désordre dans un « mesclun » de bruits, d’odeurs, de couleurs. Je traverse depuis deux jours tous mes âges. Tout ce que je croyais oublié me revient en rafales ébouriffantes et désordonnées qui me laissent étonné et souvent épuisé sur un banc entre deux vieux silencieux. Le foot avec les copains dans le lit asséché de la rivière en été, ma mère ouvrant des oursins noirs dont nous nous disputions le corail luisant et salé, le chiffonnier qui passait en poussant sa charrette et dont nous avions si peur, le lycée de garçons où nous rêvions déjà des filles encore inaccessibles à nos 11 ans, les bains de minuit où nos corps servaient de festin aux moustiques avant nos plongeons dans l’eau noire et fraîche de la nuit, le restau U où l’on s’essayait au charme pour avoir du rab de pâtes ou de frites, les deux chevaux poussives mais décapotables d’où s’échappaient les nuages d’une fumée pas toujours légale, les petits jours au creux d’un pointu, les déambulations en groupe dans les rues chaudes du port qui échauffaient nos sens et nos imaginations…
Me voilà aujourd’hui, promeneur solitaire qui sourit à la farandole de ses nostalgies. Le vieux port n’est plus qu’un port de plaisance qui abrite des voiliers aux ponts vernis et des yachts rutilants. Le quartier grouillait de cette vie bigarrée de femmes trop maquillées aux poitrines offertes qui interpellaient les hommes rasant les murs. Il collectionne maintenant antiquaires et brocanteurs. Sans le vouloir, mes pas me conduisent dans une impasse ombragée. Je prenais là des cours de guitare. Souvent, des files de marins américains bruyants attendaient leur tour dans la rue. Je ne savais pourquoi alors, jusqu’au jour où un copain plus âgé a en quelque sorte déniaisé mon imagination. Comme j’ai rêvé alors de devenir un marin américain ! Et puis, j’ai arrêté la guitare remplacée par des cours de maths qui éteignirent mes appétits.
Ivre de souvenirs. Une terrasse. Une pizza en solo. Un pichet de rosé. Rires et conversations m’enrobent. Une dame âgée, toute petite, un peu voûtée, boite entre les tables et propose d’une voix cassée ses billets de la Loterie Nationale exposés sur une planche ceinturée d’élastiques. Les « Bonjour Madame Sucette » saluent joyeusement son passage. Tout le monde la connait et elle vend de nombreux billets à des hommes souriants, amicaux, presque respectueux qui lui présentent qui sa femme, qui ses enfants. A la fin de sa tournée, le patron la hèle : « hé madame Sucette, il me reste un steak haché et des frites. Ça me ferait peine de les jeter ! Tenez… asseyez-vous là ! Avec un petit canon pour faire glisser ? » Elle sourit à peine et mâche lentement le regard perdu. Puis elle se lève et salue le patron d’un « merci Gino, c’était bien bon ». La terrasse se vide et je fais signe au patron et le questionne.
- « Qui est cette femme ?
- Madame Sucette ? Une pauvre femme, une ancienne prostituée. Elle a jamais été bien jolie ni chanceuse. Elle avait sa spécialité. Je vous fais pas un dessin hein ! Et un jour, un marin américain saoul comme une barrique l’a jetée par la fenêtre. Elle a été toute cassée. C’est pour ça qu’elle boite. Elle pouvait plus travailler. Alors on a fait ce qu’on pouvait pour lui trouver un petit travail. C’est Les Gueules Cassées qui l’ont embauchée pour vendre leurs billets le soir. Mais elle gagne que trois sous. Alors nous, les restos et les bistrots du port on lui sert à manger gratos à tour de rôle. Et vous avez vu, tout le monde la connait. Et on l’aime bien. Elle vit toujours ici. »
Ebréché par le résumé de cette vie, je vagabonde dans les ruelles maintenant désertes et silencieuses. Assis sur un muret au coin de sa ruelle, je divague. J’imagine un homme, un ciseau, un maillet. Des mains caressent le marbre gris veiné de blanc, comme pour l’apprivoiser. Les mots à graver tamisent l’émotion. « Ici vécut une âme courageuse et généreuse. Une Dame du port. »
Dominique Olsenn