- Charlie ?
Concentré sur une décision à prendre, Charlie préfère ne pas répondre. J’en profite pour rester allongé à côté de lui. J’aime bien regarder Charlie à l’œuvre. Des milliers d’idées à la seconde, il m’impressionne toujours. Ingénieur-concepteur dans un monde où ils sont devenus légion, il demeure le meilleur. Comme il réfléchit encore, je ferme les yeux. De toute manière, je suis incapable de bouger.
Plongé dans un léger engourdissement, je me détends. Vite rattrapé cependant par le flot de mes souvenirs récents. Mon travail, le module, l’accident, Louise, le procès, Charlie. Ma tête... J’ai un peu mal. Charlie a dû le percevoir, je sens une fraîcheur glacée sur mon visage. Ça va mieux. Je m’enfonce plus profondément dans le néant d’un sommeil profond.
Ça a commencé comment ce fameux matin-là ? L’année venait de débuter. Ah oui, la nature ! Reverdie, en quelques jours. Des feuilles dans les buissons, des champs recomposés dans leur ancien périmètre. Même le fleuve avait recréé son lit jusqu’à déborder. Soudain, la Normandie déboussolée avait retrouvé temporairement, son aspect des siècles passés. A partir des années 20, dans la plaine trop sèche les vergers traditionnels de pommiers ont été progressivement remplacés par des cultures plus méditerranéennes. Parti tôt du centre d’hébergement régional où une équipe pluridisciplinaire était logée pour une mission d’observation, je me laissais porter par le déplacement régulier du M-od 6. Seul maître à bord ! Sur l’écran transparent défilait l’infohistotouriste bien documenté sur la perspective ornaise étendue à perte de vue. Pour une raison inconnue des météorologistes, la pluie s’était invitée et bouleversait les couleurs du lieu. L’ocre et l’olive s’étaient adoucies de verts tendres aux facettes émeraudes. Le long des vestiges de la nationale 12, les orangers, les figuiers et la vigne ne savaient plus comment se comporter sous un tel déluge. L’herbe verte, drue et si haute caressait déjà le dessous de mon véhicule individuel.
A un mètre du sol, le coussin d’air de mon module dérangeait très peu mon nouvel environnement de prospection. Observations, notes, interventions, je préparais mon rapport quotidien à bord du M-od 6 silencieux. De grands oiseaux blancs attendaient au bord de grandes mares toutes neuves. Sur la façade d’une longère en ruines, une bannière effilochée s’agitait dans les bourrasques d’un vent d’ouest inattendu. Je déchiffrai « Bonne année 2030 ! ». Personne aux alentours. La population du coin avait migré vers le nord depuis déjà vingt ans, accueillie par des pays de la calotte dite polaire aux températures plus supportables.
D’une manière générale, la chaleur ne me dérange pas. Pourtant, comme tant d’autres, je voudrais tant voir de la neige, éprouver le froid au moins une fois dans ma vie. Le Mont-Blanc, l’Himalaya, l’Antarctique, seules des images nous en restent pour agrémenter les discours nostalgiques. Le module glisse lentement entre les éléments du paysage, s’arrête parfois sur un léger mouvement de ma main. Mon regard se perd vers l’horizon lointain barré du bleu gris des vestiges des massifs forestiers disparus. Alors que cela reste formellement interdit, j’ai envie de sortir pour marcher un peu. Ça fait si longtemps. Mais le sol, surtout, celui de l’ancienne voie rapide, se convertit en terrain de jeu pour des « fous du volant ». Ces imbéciles s’affrontent dans des courses imprévisibles en utilisant les dernières réserves de carburant volées pour d’absurdes et dangereuses compétitions. « Conduits », ces bolides précaires montés sur pneus filent sans précaution sur la route, bondissant de nids de poule en dos d’âne. Tout ça pour arriver en « polpo ». Idiot. Totalement insensé ! Des jeunes rebelles désœuvrés. Femmes ou hommes.
Soupir sous ma cote d’aluminium léger. Elle me démange un peu bien qu’elle maintienne mon organisme à une température de 37° C. Parfait, juste parfait. Sur les parois en verre du cylindre du module, j’aperçois sans m’y attarder ma silhouette en excellente forme physique. Facile de se perdre en soi dans la grande solitude du tout nouveau bocage normand sous ce ciel chargé de gris sombre. Encore une fois, je résiste à l’envie de m’arrêter sur la nationale pour utiliser mes propres facultés corporelles. Et aussi pour y retrouver Louise. Le M-od 6 ronronne doucement, un adagio en sourdine pour la paix de mon esprit. Louise, ma Louise.
Géante Louise. Elle marche avec ses semblables. Depuis une dizaine d’années, elles se sont mises à proliférer. Minuscules ou grandes. Rouges, vertes, jaunes ou bleues. Toujours paisibles, elles ont développé une préférence pour leur déplacement sur les routes. Je les regarde évoluer à très faible allure sur le macadam chauffé qui doit flatter leur plastron. Elles contournent les trous, les ornières et avancent vers un but connu d’elles-seules. Je m’arrête au-dessus d’elles pour les observer. Les dessiner aussi. Les compter parfois pour mon rapport d’observateur.
Les plus impressionnantes s’alignent sans fin en bordure de la N12. Sur un seul côté, dans le sens « Province-Paris », si cela a encore un sens. Je peaufine mon relevé géologique en gardant un œil sur elles. Mes tortues. Gentilles, douces, belles et brillantes tortues. Fragiles ? Jamais je ne les ai vues en difficulté. 200 millions d’années après leur première apparition, elles sont encore là, indestructibles. A côté de ces merveilles, être humain me semble ridicule. Des reptiles agiles et rapides, elles n’ont gardé que la forme de la tête. Leurs yeux doux me considèrent sans animosité, je m’attarde pour les regarder au plus près.
Une inquiétude me saisit souvent, ces derniers temps. Louise, ma belle géante. Un mètre 50 de longueur, une bonne grosse bête, bientôt cent ans d’existence. Peut-être immortelle. Je ne sais pas si je l’envie même si je ne crains pas de mourir. Quand je suis dans les parages de sa lente progression, j’en profite pour tracer les motifs de sa carapace à l’encre de chine sur du papier épais. L’ACOT (l’Académie de l’Observation Terrestre) ferme les yeux sur mon petit travers, un luxe inouï. Du papier épais et blanc. De l’encre de Chine. La Chine, morte, desséchée, dépeuplée, finit par ressembler à la Mongolie, mangée par le désert de Gobi.
Le bruit m’a pris par surprise. Un moteur à essence. Rien à voir avec le cylindre de verre renforcé du module, silencieusement propulsé par la fission d’un combustible stellaire. Plus tard, j’ai été sommé de raconter l’accident devant un juge mandaté par l’ACOT pour mener l’enquête. L’accident ! Les capteurs de la console devant moi s’étaient mis à clignoter du vert au rouge. Au même moment dans la plaine, longeant la voie rapide, s’étendaient les rideaux de pluie sorties du cœur d’un nuage d’orage. Des aigrettes s’étaient envolées par milliers, froufrou de plumes blanches sur le noir du ciel en colère. Collision potentielle, déplacez le M-od 6 vers la gauche. Comme Louise se tenait de ce côté-là, j’ai légèrement imprimé un mouvement sur plusieurs mètres de telle façon à arrêter le module en lévitation au-dessus de l’énorme animal. Le moteur à réaction s’est rapproché. Louise a fait un petit écart vers la droite. Oh, léger, presque rien. Son flanc a été percuté de plein fouet. Le bolide s’est retourné sur le coup. Vol plané dans les airs pour aller s’écraser sur son toit par-dessus le grillage affaissé qui, par endroits, bordait encore la route.
La tortue ne bougeait plus. Je voulais, je voulais…. Convulsions, frissons. Quand le juge au tribunal m’a demandé si j’avais bravé l’interdiction, je n’ai pas voulu mentir. J’ai acquiescé. Souvenir du choc. J’étais incapable de parler. Oui, j’avais ouvert la porte. Des odeurs de terre humide m’étaient montées à la tête. J’avais sauté du module, fait quelques pas. Le vent dans les cheveux, l’eau du ciel sur la peau de mes mains. Partagé entre ces sensations délicieuses et la crainte de ce que j’allais découvrir, je me suis approché de la tortue géante. Une grande déchirure de la carapace laissait voir sa chair à nu. Le sang coulait. Louise respirait encore. Elle a levé les yeux vers moi et a ouvert sa gueule sans émettre de son. Puis elle s’est affaissée, sans vie.
- John ? Hey, Johnny, réveille-toi. Tu m’entends ?
Charlie en a fini avec moi. Il me détaille les phases de sa dernière intervention. Tout ira mieux pour moi maintenant. Il vient de remplacer une petite partie de mon cortex frontal. Je me sens un peu groggy. Il se penche sur son écran de contrôle.
- D’après le jugement, il semblerait que, récemment, ta façon d’évaluer une situation ait été un peu faussée, surtout lors d’un « accident ». J’ai donc modifié ton cerveau pour qu’à l’avenir, en toutes circonstances, tu prennes les bonnes décisions.
Une opération de plus dans mon corps, je me rapproche de la machine. 67 % de composés électromagnétiques, métalliques et mécaniques. Me restent 33 % en organique de base. 33 comme mon âge. Déjà cœur, muscles des jambes, intestins, et même le poumon gauche, l’intégralité du bras droit, de longues portions de nerfs, et maintenant, mon cortex. Ces changements me pèsent et m’allègent à la fois.
- Charlie ? Dis-moi…
Oui, dis-moi pourquoi ? L’ingénieur chirurgien tourne la tête vers les radios de mon crâne.
- John, vraiment ? Tu ne sais pas ? Avec ton nouveau cortex, tu vas y arriver. Mais enfin, je vais juste…
Alors, voilà, me dit-il. Lors de l’accident, vers qui ou quoi t’es-tu précipité ? Ma réponse simple fuse. Vers Louise, naturellement. La pauvre ! Elle devait beaucoup souffrir.
- Et le jeune homme dans la voiture ?
Tiens ? C’est vrai, je n’y avais pas pensé. Je tente une justification.
- Mais, il a provoqué l’accident, non ? Tout ça, c’était de sa faute.
- Sa faute ? C’est pas à toi d’en juger, John. Tu ne vois toujours pas ?
Les connexions de mon nouveau cortex ont accéléré leurs échanges électroquantiques. J’ai réalisé. Ce qui rampait lentement près du bolide en flammes, la silhouette noire, c’était un être humain en train de mourir. J’aurais dû lui porter secours. Et non pas rester agenouillé auprès de ma tortue, ma Louise, les bras autour de sa carapace ternie par la mort, tête pendante, ruisselant de larmes et de pluie.
Valérie Weber