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Je suis né d’un bel amour. Naturel, pur et absolu. Un de ceux qui donnent force et joie. Un grand-père et son petit-fils devinrent compères et associés dans ma construction. De sa formation d’ingénieur, Edouard avait gardé esprit scientifique et curiosité. Dans le champ qui s’étendait devant sa maison coulait un tout petit ruisseau. Ses murmures chantants le ravissaient et il prit très vite l’habitude d’accoutumer Louis à des siestes bercées par le gargouillis de l’eau se frayant un chemin entre les pierres. Lorsque l’enfant voulut gambader et explorer ce champ et son ruisseau, Edouard résolut de construire un petit pont pour que le gamin puisse traverser à pied sec. Louis participa avec enthousiasme, tendant clous et marteau à son grand-père et posant mille questions. Mais je n’en sais pas beaucoup plus. Quel enfant veut savoir comment ses parents l’ont fabriqué ? 
Inspiré du pont de Léonard, je pris forme et un joli garde-corps vint compléter l’œuvre. Louis prenait chaque visiteur par la main pour l’emmener voir son « tipon » ! Il en porta bien vite le surnom ! Dès qu’il sut écrire, Edouard lui offrit un kit de pyrogravure. Tipon grava ainsi certaines informations primordiales sur la rambarde. Ma date de naissance et celle de mon inauguration en grande pompe auxquelles toute la famille fut conviée. A côté de cette date fondatrice, Louis a écrit « Tipon de moi » ! Armé de son stylet, il dessinait sur les piliers du garde-corps et sur les lattes : fleurs, poissons nuages… Je crois bien être le pont le plus décoré de la région. J’ai été bichonné, balayé, surveillé comme un objet précieux. Chaque printemps donnait lieu à une inspection minutieuse de l’arche et des lattes afin de remplacer ou consolider ce que l’hiver avait endommagé. J’ai savouré ces soins attentifs et presque amoureux. J’ai vécu tant d’émotions dans « ma » famille ! Les retours d’école de Tipon hurlant de loin ses victoires du jour, les confidences des uns et des autres, les chagrins et leurs larmes, les pêches miraculeuses immédiatement relâchées dans le ruisseau, les roucoulades et les baisers amoureux, les festivités lorsque Tipon réussit son bac, le mariage de Tipon, ma rambarde tressée de fleurs.Toutes leurs mains croisées caressèrent mon bois rendu lisse par les années. …tout fut partagé avec moi.
En grandissant, Tipon ne changea rien à ses habitudes et venait chaque jour rendre visite à son « tipon » et à son grand-père. Il y passa de longs moments avec sa première conquête. Puis il partit loin pour ses études mais appelait son grand-père à heure fixe chaque dimanche. Téléphone en main, Edouard se postait, assis les jambes pendantes au-dessus de l’eau, dans l’attente de ce moment. Il faisait écouter ensuite le chant du ruisseau à son petit-fils. A l’autre bout du monde, la voix de Tipon dévoilait l’émotion qui le prenait alors et gagnait Edouard. Le ruisseau gargouillait et les deux compères larmoyaient un peu. 
Puis Edouard quitta ce monde. Tipon revint en urgence pour leur dernier au revoir. Il resta assis de longues heures sur mes planches, souvent en larmes, triturant un brin d’herbe avant de souffler dedans comme Edouard le lui avait appris pour en tirer ce son grinçant qui les faisait rire. 
Moi qui ne suis qu’un petit pont de bois au-dessus d’un ruisseau qui n’a même pas de nom, j’ai approché alors la détresse de l’enfant tapi dans ce corps d’adulte. Mais, tout au long de ma vie de pont, j’ai surtout connu d’immenses bonheurs. Edouard et Tipon ont fait de moi un langage sans mots qui n’appartenait qu’à eux deux. 

Dominique Olsenn

Tag(s) : #L'objet, #Textes des participants
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