Le sac qui contenait les derniers objets de ma mère à l’hôpital… ce sac en plastique translucide que l’on m’avait remis après sa mort dans ce même hôpital, je ne l’avais jamais ouvert. Je savais qu’il ne contenait que les restes de cet ultime séjour, soit quasiment rien : un mini transistor radio, quelques élémentaires affaires de toilette, du papier blanc et un stylobille. Je savais qu’il contenait aussi son téléphone, puisqu’elle s’en servait lorsque, se sentant à la dérive, elle voulait m’appeler sans avoir à composer le numéro. Ce sac, dernière épave d’un naufrage, je l’avais jeté dans le bas de l’armoire, à côté de ses habits à donner à une œuvre caritative - la plus éloignée possible de mon domicile, car je redoutais de reconnaître sur d’autres personnes les vêtements de ma tendre maman.
Voici maintenant un an qu’elle m’a quitté. La brûlure de ma douleur est moins vive, je regarde plus objectivement, avec plus de distance, mon existence d’homme célibataire et sans famille. Aujourd’hui, je me sens d’attaque pour ranger cette armoire. Tout au fond du sac, car c’est l’objet le plus lourd, je trouve son téléphone à clapet. Oui, ma pauvre mère voulait disposer « d’un appareil pour téléphoner » et non pas d’un « engin » comme elle aimait à dire, aux mille fonctions qu’elle jugeait parfaitement inutiles. Le mien est plus sophistiqué…et sans surprise j’y trouve, enregistré à M comme Maman, ce numéro d’une époque déjà lointaine. Pourquoi donc l’avoir gardé, à quoi peut-il me servir ? Fétichisme ? Attachement à une disparue ? Probablement. Mais si je continue comme cela mon téléphone tiendra lieu de catalogue de faire-part de deuils… J’y ai gardé plusieurs années ceux de feu mon unique frère et de feue mon unique sœur. Je les avais conservés pour me sentir moins esseulé. Savoir qu’ils étaient là me réconfortait. Comme lorsque l’on regarde une photographie du temps passé. Puis un jour, j’ai supprimé ce qui tenait lieu de photo. Le travail de deuil était accompli.
Pour le moment je remets cet objet dérangeant dans le sac de l’Assistance Publique, je ferme l’armoire.
Pourtant ce téléphone me tracasse. Je ne pense plus qu’à cela, en mon for intérieur je ne songe plus qu’à ces quelques chiffres. C’est mon passé qui est là au fond du sac en plastique. Eh oui, au bout de cette ligne téléphonique c’était la dernière personne vivante de ma famille, ma mère, ce n’est pas rien tout de même ! Aujourd’hui je suis seul, archi-seul. Pas de femme, pas d’enfants. Je tente de me convaincre : puisque je suis devenu objectif, il est temps de couper le cordon ombilical. Mais c’est plus fort que moi, rien n’y fait, je ne parviens pas à me décider. Et la lettre M du répertoire devient pour moi source d’angoisse ; ça, c’est le comble ! Allons, tu prétends ne plus souffrir ? Alors efface-moi cela tout de suite, pour toujours. Pour toujours ? … mais la seule évocation du mot « toujours » me picote le nez, les yeux. Il déverse en moi une infinie tristesse. Supprimer le numéro n’est-ce pas faire mourir une deuxième fois celle qui répondait toujours avec un entrain joyeux ?
On verra plus tard. Je ne suis pas mûr.
Peu après, l’idée folle de vouloir connaitre le sort de cette ligne me traverse l’esprit. Cette étrange curiosité me tenaille. Je cède. La sonnerie grelottante me glace. On décroche, mon souffle s’arrête. Anxieux, je tends l’oreille. La voix est impersonnelle ; c’est celle d’un disque « Orange vous informe que ce numéro n’est pas attribué ». Je raccroche.
Cette absence d’affectation me soulage, me conforte dans mon opinion : la mort ne fait pas disparaitre la présence de ceux que l’on a connus. Bien rangés dans le souvenir, ils ne craignent plus rien, ils ne seront plus source d’inquiétude, ils sont, simplement, disponibles. Sur quelque infime détail de notre vie, ils surgiront soudain ou bien nous les convoquerons. Ils poursuivent leur nouvelle existence à nos côtés.
Ce jour-là j’ai décidé de conserver précieusement le numéro rangé à la lettre M, ce numéro étonnamment indispensable pour moi seul. Tant que cela me sera nécessaire je garderai ce lien - même s’il semble dérisoire - avec ma mère, avec une vie que j’ai tant aimée.
Pourquoi vouloir précipiter le rythme du temps ?
Fredaine