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La chambre 12
Huguette « faisait » la chambre 12 ce matin-là. Mme Dorothée Robert, la vieille dame qui l’occupait venait d’être emmenée d’urgence à l’hôpital en état de détresse respiratoire. Elle aimait bien cette femme, gaie, toujours polie, depuis trois ans qu’elle était dans leur maison de retraite « Les cyclamens ». Bah, l’hôpital sera sans doute sa dernière demeure, quelle tristesse songeait Huguette en retournant le matelas comme elle le faisait à chaque fois qu’elle changeait les draps. Quelque chose glissa par terre. C’était un gros carnet broché qui semblait avoir été manipulé de nombreuses fois. Huguette le tient dans ses mains. Qu’en faire ? Bien sûr le remettre à la direction, mais elle a tellement envie de savoir ce qu’il contient... Il lui brûle les doigts. Vite, elle le glisse dans la poche de sa blouse. Pas vu pas pris, il sera bien temps de dire plus tard qu’elle l’a retrouvé au fond de la penderie, bien caché. 
 
A la pause-déjeuner, chez elle, elle ose enfin l’ouvrir. 
 
L’écriture au stylo bille ou parfois au crayon, est peu assurée, souvent tremblotante comme celle d’une vieille dame, songe Huguette qui est soudain assaillie par l’idée qu’elle viole l’intimité de Mme Robert. Gênée, elle feuillette le carnet, après avoir regardé la première page sur laquelle est écrit : Quelques souvenirs de Dorothée. Huguette lit le premier paragraphe, puis d’autres au hasard, attirée par leurs titres. 
 
 
20 septembre 1919
Poussière de passé
 
Aujourd’hui, j’ai retrouvé au fond du grand sac que j’ai apporté de chez moi, le tout petit carnet qui vient du grenier de mes parents, il est si petit qu'il tient dans le creux de la main. La couverture en cuir rouge sombre, frappé d'or sur le pourtour de chacune des faces est extrêmement raffinée, tout comme la tranche, dorée. A l'intérieur, les pages sont finement quadrillées en un gris bleuté à peine visible. L’écriture penchée vers la droite est fine, mesurée, appliquée. Sur les lignes, les hampes, les pleins et les déliés sont soigneusement dessinés. La calligraphie est adaptée à la dimension du carnet, ce qui rend difficile le déchiffrage de ce qui ressemble à des proverbes et à des poèmes. Quelle est la jeune personne qui a trempé sa plume dans une encre violette pour confier à ce minuscule recueil de trois centimètres par six les élans de son cœur, les mots d’amour que j’ai déchiffrés ? Au verso du carnet quelques dates lisibles : 1869, 1886, 1898, puis 1903, accompagnent un alignement de chiffres qui, sans libellé, conserveront à jamais leur mystère. C’est certainement une de mes arrière-grand-mères pour se trouver là, dans mon petit désordre intime.
 
Ce minuscule objet si raffiné m’a donné l’idée d’écrire une sorte de journal, pas nécessairement quotidien, c’est trop contraignant pour moi, mais un carnet facile à manipuler, qui ne risque rien, dans lequel je pourrai sans froisser quiconque m’exprimer librement. Depuis que je suis arrivée ici, aux Cyclamens, je n’ai plus rien à faire…
 
 20 février 2020
Carpe diem
 
Soleil ce matin. Soleil humide, pâlot, mais soleil. Quelqu’un derrière moi s’apitoyait : « Ça ne va pas durer longtemps ! » Je m’entendis répondre « Carpe diem ! ». Oui, c’est ma philosophie. Dès que quelque chose est bon et probablement fugitif, je l’apprécie entièrement, j’ai décidé une fois pour toutes, pour assurer ma sérénité, d’optimiser chaque seconde « de bon ». Ce sont des secondes qu’il faut savourer d’autant plus pleinement qu’elles seront éphémères. 
 
Lorsque le malheur frappe le même réflexe ne se déclenche pas du tout, croyez-moi ! Je l’ai constaté lors de la disparition de mon cher époux peu avant d’arriver aux Cyclamens. J’ai vécu cette période horriblement douloureuse, la perte de l’être avec lequel on a passé tant d’années. Comment faire autrement ? A-t-on le choix ? j’ai souffert de la solitude et maintenant me voici dans cette maison de vieux. Mais ici ils sont très gentils, j’ai de la chance... Il faut dire que je me porte encore très bien, l’autre jour on m’a même dit que j’étais l’une deS boute en train de la maison. Je crois qu’on m’apprécie, c’est déjà ça ! Je suis donc un vieillard qui se porte bien. 
15 juillet 2021
Si Morphée m’avait dit… 
 
Cette nuit j’ai fait un drôle de rêve. Il m’a hantée toute la journée et pourtant d’habitude j’ai peine à me souvenir de mes rêves. Celui-ci je ne veux pas l’oublier, il faut que je le note. 
 
Voilà. Ce rêve se déroule dans un vaste entrepôt, un hangar peut-être. Je me trouve dans une vaste foule de silhouettes humaines qui sont des ombres mouvantes, voilées de noir. Dans la pénombre changeante, nous sommes tous aveugles, nous ne voyons rien. Moi comme les autres, mais simultanément je visualise cette scène digne des contes fantastiques d’Edgar Poe.
 
La foule roule en une longue et souple houle, la masse mouvante et noirâtre nous soulève tous. Et tous nous voulons nous identifier les uns les autres. En un brouhaha à peine audible nous appelons à voix basse la personne cherchée. Le mode de reconnaissance de l’autre est fondé uniquement sur l’intuition, une intuition jaillie de part et d’autre. Lorsque deux personnes se rencontrent au terme de leur recherche l’une des deux retrouve la vue, parfois les deux. 
 
Je suis toujours aveugle lorsque je perçois d’instinct la présence de deux ou trois personnes sur ma droite. Elles bavardent. L’une d’elle, me regardant sans me voir, dit : « Nous croyons être des fantômes mais nous ne sommes pas des fantômes ! ». Poursuivant ma route, je m’aperçois que ce commentaire m’a fait recouvrer la vue ; inexplicablement, je vois clair ! 
 
L’homme que j’aime est dans la foule, je le sais. Je le retrouve, assis à l’écart, tête baissée. Il ne voit pas encore, nous devons trouver un médecin pour lui. Longtemps, nous cherchons. Enfin la silhouette d’un médecin se dessine. Ils se reconnaissent. L’homme que j’aime ouvre tout grand des yeux incrédules, il voit ! Mais le médecin, lui, reste aveugle. Pourtant il déclare que c’est bien lui que nous cherchions. 
Progressivement la foule perd ses habits d’ombres. Il semble maintenant que tout le monde voie clair. Je m’approche de l’homme que j’aime et lui suggère de trouver un médecin voyant plutôt qu’aveugle car peut-il se faire valablement soigner par celui qui ne voit pas ? Nous marchons sans cesse, traversant la foule bruissante qui chuchote en petits groupes. Nous voulons prévenir ce médecin aveugle que nous voulons un médecin voyant. Enfin, au détour d’un meuble encombrant, nous le trouvons. Il est allongé par terre, sur le dos, recroquevillé sur lui-même, ses yeux noirs pétillent mais ils ne voient pas, il est resté aveugle. Il se plaint, il pousse de petits cris étranges, des criaillements : «Je suis fatigué, je suis si fatigué. On m’a vraiment trop sollicité, laissez-moi tranquille, je suis épuisé. Je veux dormir. Rien de plus pour ce soir. » Toujours sur le dos, il ne parvient pas à stabiliser les oscillations désordonnées que sa carapace dorsale noire, dure, l’oblige à faire sur le sol. On dirait une toupie. Au pied de son meuble, incapable de se mettre debout, cet homme scarabée m’angoisse, ses membres devenus pattes d’insecte tentent de m’accrocher, il s’agite si fort que je me réveille en sursaut. J’étouffe sous les couvertures et les draps qui m’entortillent. Je peine à me dégager. 
 
A la réflexion, raconter un rêve, l’écrire, c’est lui être infidèle. On risque de lui donner une consistance qu’il n’avait pas dans le sommeil. On risque inconsciemment de lui donner une cohérence, peut-être même une logique qui n’existe pas dans l’univers onirique. Comment dès lors distinguer le vrai du faux ? Quand on sait que la seule perception d’un rayon de lumière sur les paupières du dormeur, ou le tintement d’un son inhabituel peuvent déclencher toute l’aventure… Tant pis, j’ai écrit ce dont je me souviens. 
 
Grâce au ciel, il est des rêves plus doux…
26 décembre 2021
Vive le roi ! 
« Que vivre c’est apprendre à mourir » disait Montaigne, je crois. La vie ? Une drôle d’affaire qui termine toujours mal, on le sait. Les asticots en mourant nourrissent la terre, les végétaux tombés au sol germent et donnent une nouvelle pousse. Mais les humains… entre leurs quatre (ou plus précisément six) planches, ou dans leur vase en céramique ou en grès, contribuent-ils à un renouveau de la nature ? Le pire est de ne servir à rien. Derrière nous, nous laissons des regrets, des chagrins inconsolables comme celui que j’ai connu à la perte de mon époux. 
 
Parfois au contraire notre disparition provoque soulagements et même joies. Ouf ! Il est parti, il était temps ! A nous la liberté, on rejette le passé encroûté, vieillot. Plus de regrets, plus de remords du genre : « J’aurais dû faire ceci, ne pas lui dire cela » etc. Tout ça, c’est fini, fi-ni. Le roi est mort, vive le roi ! Et tout recommence, …mais avec un autre ou une autre qui, c’est inéluctable, périra à son tour. Quand je partirai, moi, Dorothée, j’en connais qui seront enchantés de ne plus se croire obligés de me rendre visite ! Quel pensum pour eux ! Et à vrai dire je ne vais pas très bien en ce moment. Je tousse beaucoup, je marche avec peine, je dois me ménager dit le médecin et garder la chambre. A mon âge, je ne trouve pas cela très encourageant. A mon âge ? Quel âge dans le fond… ah oui, je viens d’avoir quatre-vingt-sept ans ! Ce sera bientôt mon tour…
 
Je ne sais plus qui disait que face à la mort, le plus serein est celui qui meurt. C’est d’autant plus vrai que l’on est devenu vieux… Mes affaires sont en ordre, ils se débrouilleront très bien sans moi. La nature fait son travail voilà tout !
 
13 février 2022
Le lion est mort
 
En plein écran sur l’ordinateur, l’orchestre de l’Ecole de Musique envahit soudain ma chambre. Le concert des débutants est transmis en direct (on dit « en live » je crois) par You Tube. Au premier rang, trois enfants chantent « le lion est mort ce soir ». Au deuxième rang, sous des spots éblouissants, quatre guitares, un piano, une batterie dialoguent avec leurs voix mal assurées. A l’une des guitares, notre petite fille, sept ans, terriblement concentrée. Décidément je pense encore « notre » petite fille, malgré la disparition de mon époux… Elle a probablement moins le trac que moi, la petite. Avec ce reportage diffusé en direct, je pense qu’une artiste est née ce soir ; en tout cas, pour moi sa grand-mère, c’est certain. 
 
Le « concert » a été certes bien maladroit, parfois cacophonique, mais la détermination des exécutants en herbe était si forte qu’elle m’a procuré un grand bonheur, une joie profonde que je veux garder en moi.
 
Ce paragraphe était le dernier du carnet que, songeuse, Huguette referme doucement. Elle voudrait tant que Mme Dorothée, comme elle la nommait, revienne très vite de l’hôpital. 
 
Bénédicte Fredaine
 
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