Gravure : Dante et Virgile traversant le Styx par Delacroix
Le passé n’est pas modifiable, puisqu’il est objectivement achevé. Disponible pour tous il n’est pas identique pour vous, pour moi, pour chacun d’entre nous car nous sommes tous différents. On peut rêver du passé, en sélectionner quelques bribes, lui être fidèle ou infidèle, volontairement ou non. Il est immortel à mon sens car on peut l’évoquer à tout moment, le faire revivre et parfois le partager avec autrui. Et chacun porte en soi son passé, les passés dont l’immortalité peut surgir à la moindre sollicitation : un parfum, un son, une saveur, une silhouette…
J’ai vu les pharaons d’Egypte avides d’éternité, décider d’être au moins immortels et grâce aux archéologues les richesses de leurs tombes ont été révélées ; j’ai intensément vécu les conquêtes d’Alexandre le Grand chevauchant Bucéphale. J’étais dans la barque de Dante guidé par Virgile, lors de sa traversée du Styx pour atteindre dans l’au-delà, l’enfer, le purgatoire et le paradis. Lorsque j’ai entendu l’olifant de Roland sonner à Roncevaux, en 778, la trahison de Ganelon était hélas consommée. Je n’ai pu empêcher le désastre. Avec toute l’armée de Guillaume le Conquérant, j’ai traversé la Manche, je suis allée en 1066 jusqu’à Hastings où j’ai battu Harold qui dérobait le trône. J’ai chevauché contre l’Anglais aux côtés de Bertrand du Guesclin, le valeureux chevalier surnommé le Dogue noir de Brocéliande car redouté de tous au XIVème siècle. Je fus conquise par le Moyen Age, les délicatesses de l’amour courtois, les enluminures à la finesse exquise ; avec passion j’assistai à l’éclosion de l’art roman, stable, sans détours, dont l’architecture et la sculpture m’apaisent aujourd’hui tout autant qu’hier. J’entendis Ronsard mettre en garde sa belle « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle etc. ». Plus tard j’ai navigué sans relâche, par tous les temps, sur les mers du globe au service de mon roi ; puis ma main accompagna résolument celle de Charlotte Corday assassinant Marat dans sa baignoire malodorante. Avec Napoléon, j’ai brillé à Austerlitz, mais je n’ai pas réussi à freiner ses appétits féroces de puissance. J’ai trop souffert de cette épouvantable retraite de Russie qui fit tant de morts, pour rien. Quelques heures après la signature de l’armistice de 1918, je vis avec effroi mon grand-oncle s’effondrer. Une seule balle ennemie, chargée de la haine accumulée par plusieurs années de guerre, a signé le malheur de toute sa famille. Trente ans plus tard, combien j’ai regretté, amèrement, que fussent manqués tous les attentats contre Hitler, lui qui mit le monde entier à feu et à sang.
La besace des souvenirs liés à des évènements historiques passés est lourde, très lourde, même si l’on fait abstraction des abominations que la race humaine est capable d’organiser maintenant encore.
A cette besace s’ajoute le bagage de chacun d’entre nous.
Jadis, la nuit, j’ai senti mon lit d’enfant survoler dans le ciel un immense champ de fleurs puis, soudain, s’écraser au sol, me réveillant en sursaut.
J’ai vu des enfants sangloter éperdument le jour de leur toute première entrée à l’école, une école pourtant claire et joyeuse.
Dans les hôpitaux des années 60 j’ai entendu des gémissements sans fin, des râles, des appels restés sans réponse, le personnel frôlant les murs des couloirs mal éclairés et froids.
Dans la chaleur torride du Sahara de janvier, j’ai vu le massif du Hoggar surgir soudain, sombre, majestueux, dominant le chaos des cailloux du désert alentour. Les nuits glaciales étaient d’une pureté fascinante. Je vis au bord de la voûte constellée d’étoiles cristallines, la lune se lever. Elle apparut, pleine, immaculée, illuminant la nuit jusqu’au lever du soleil accoutumé, lui, à son triomphe quotidien. Et ces étoiles scintillantes au firmament étaient peut-être mortes depuis des milliards d’années-lumière, dans un espace-temps aux dimensions sans aucune commune mesure avec le nôtre.
J’ai vu la mer en colère et ses vagues scélérates souvent fatales aux marins ; j’ai vu la terre se déchirer et donner libre cours au jaillissement de ses entrailles bouillonnantes lors d’une éruption de l’Etna aux accents wagnériens.
J’ai vu les tremblements de terre dévastateurs, les tsunamis impitoyables, capables de faire disparaitre, aujourd’hui tout comme autrefois, des civilisations entières. J’ai connu le danger des accidents nucléaires et l’art de manipuler les informations sur les conséquences dramatiques.
J’ai vu aussi la joie profonde donnée par la naissance d’un tout petit enfant, j’ai vu des familles heureuses et unies, comme j’ai perçu la douleur de celles qui se détruisaient.
J’ai connu l’émerveillement devant les immenses progrès de la science. Comme le monde entier suspendu à l’évènement, rivé aux écrans de télévision encore peu nombreux, j’ai vu bien sûr le premier pas de l’homme sur la lune.
J’ai vu encore la grande faucheuse emporter ceux qu’elle venait de frapper, eux qui, après un ultime soubresaut vers l’être aimé ou simplement vers un dernier souffle d’air, retombaient sur leur lit d’hôpital, terrassés.
Il me semble que c’est à l’heure du grand repos que l’on peut devenir une présence immortelle pour les vivants qui en chercheront le souvenir.
Fredaine