La fenêtre de la bibliothèque vient de céder sous la pression de la bourrasque d’automne. S’emparant du livre oublié grand-ouvert sur la table, elle en tourne les pages sans ménagement, les malmène ; grondante, elle disperse les notes manuscrites posées à côté de l’ouvrage qu’elle jette sur le tapis. Elle abandonne une feuille ici, une autre, là, sur le fauteuil, une autre encore sous la table. Une rafale pousse devant elle le parfum âcre du papier poussiéreux, elle le chasse, l’écarte, laissant derrière elle un indescriptible désordre ; elle frôle comme pour les lire les livres bien rangés sur les étagères avant de rouler vers le jardin.
Là, elle s’attarde. Elle joue à faire tourner les feuilles mortes au ras du sol, en une farandole crissante, effrénée, exactement à l’angle de la maison.
Juste derrière la fenêtre, le vieil homme regarde. Aujourd’hui tout comme autrefois, enfant, il est fasciné par la ronde endiablée des feuilles entrainées par la magie du puissant courant d’air généré par le vent.
Dans une course folle, poussées par le souffle impérieux, feuilles et brindilles se lancent à l’assaut du ciel. Les voici à la hauteur du premier étage. Mais l’entreprise est téméraire : une première feuille retombe en tourbillonnant, une autre la suit, enfin l’éphémère composition s’écroule sur le sol, avant d’être propulsée à nouveau vers le ciel. L’air bourdonne, vibre et s’infiltre comme un froid reptile dans la feuillure de la fenêtre, laissant une odeur de paille séchée. Le vent s’acharne, fait claquer les volets, il regroupe les nuages gonflés et assombris. Mais pour l’instant, retenant sa respiration, il les arrête. Il reviendra plus tard, après son opération de charme : il a décidé d’ensorceler les roses au parfum délicat et sucré. Déjà elles dodelinent, séduites. Alors il prend son élan. Agressif, il siffle, il souffle, il cingle, il les martyrise et, d’un coup, les fait passer de vie à trépas. Les pétales éparpillés sur le sol, bousculés par cette force d’une nature étrangère à la leur, sont conduits en rangs serrés vers la ronde des feuilles dorées.
Puis la bourrasque poursuit sa course, couchant les herbes hautes en une mer ondulante, frémissante et docile. Elle prend d’assaut les arbres qu’elle rencontre sur son chemin, s’enroule autour de leur tronc, se mêle insidieusement à leur ramure qu’elle secoue avec brutalité. Les branches les plus faibles ne résistent pas, elles lâchent prise, abandonnant l’arbre nourricier à son dépouillement.
Après une courte accalmie, le vent puise une énergie nouvelle dans la dépression qui traverse la région. Cette fois-ci, il veut avoir raison du vieux pin de Riga, ce vieillard qu’il convoite depuis des années. Il l’attaque de plein fouet, l’enserre dans ses rets, s’acharne sur les branches chenues à coups répétés, encore et encore. Enfin son obstination réussit à tordre l’une d’elle, il refuse d’écouter ses gémissements. En un dernier soubresaut, il arrache celle qu’il a choisie, elle crie, elle proteste, se défend. Mais il la précipite sur le sol faisant fi du craquement déchirant qui parvient, sinistre, jusqu’au vieil homme.
Ce n’est qu’une branche, une grosse branche, mais le bel ancêtre a perdu de sa superbe. Une immense tristesse envahit le vieil homme derrière la fenêtre. Il a toujours vu cet arbre majestueux à quelques mètres de chez lui. C’est son repère, toujours présent, bravant les saisons, égal à lui-même avec ses rameaux toujours verts. Pour lui, cet arbre est une petite part d’éternité sur la terre. Il en aime le tronc aux grosses écailles, les tons rosés de la partie plus jeune, les branches aux formes inattendues.
Le vent, lui, n’a cure de ces sentiments qu’il ignore. La vigueur qu’il a développée dans son exploit l’a épuisé. Il faiblit, s’apaise, se calme un moment, se transforme en une brise bienveillante qui sobrement taquine la végétation sous le soleil revenu.
Il a encore tant de chemin à parcourir d’ici ce soir, le vent. La journée est longue pour lui : levé aux aurores, il a déjà provoqué des tempêtes sur l’océan. Il a soulevé les flots, bousculé et fait éclater les épais nuages noirs gonflés d’une pluie diluvienne, ses turbulences ont laissé de nombreux voiliers en détresse. Aussitôt arrivées à terre, aidées de cette pluie torrentielle, les rafales ont fouetté les façades, brisé les vitres, soulevé les toitures, elles ont meurtri tout le littoral. Triomphant, le vent a mordu tout ce qu’il rencontrait. Le vieil homme derrière la fenêtre sait tout cela. Il a été matelot autrefois. Mais que faire contre ce déchaînement ?
Près de la maison, le souffle meurtrier fait une pause, il reprend haleine. Une fois encore il anime la ronde des feuilles dorées puis, satisfait, il devient douce brise chuchotante.
Le vent ne parle pas, mais il s’exprime. Il semble aussi qu’il vole parfois les secrets, dit-on… Le vieil homme sait bien tout cela, il aime le vent, tendre ou d’une violence qui le grise, il l’aime pour ses caprices. La chute de la branche l’a peiné mais il pardonnera ; il attend le retour de son ami le vent.
Fredaine
Lundi 13 mars 2023