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Relevé dans la presse
Chronique de vacances de notre correspondant

Jacques Lacan véliplanchiste ? 

Lacan ? A Tarquinia ? J’avais visité cette petite ville italienne du Latium, située à moins de cent kilomètres au Nord-Ouest de Rome consciencement, mais je n’avais pas tout vu … 

Sur les pas de Tite-Live et grâce aux archéologues j’avais découvert le lointain passé étrusque de Tarquinia. Les Etrusques ont vécu là dès l’âge de bronze, bien avant la naissance de Rome qui plus tard en prit possession. Les richesses archéologiques incomparables de Tarquinia et Cerveteri m’avaient séduit. J’avais vu les célèbres nécropoles classées, on le sait, au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2004, j’avais admiré les merveilleux chevaux de Tarquinia : les chevaux ailés sculptés en haut relief dans cette belle terra cotta aux tons chauds et les chevaux peints en rouge et noir qui ornaient une sépulture découverte en rase campagne. J’avais aimé les silhouettes des Sarcophages des Epoux. Allongés ensemble, l’un contre l’autre, appuyés sur le coude comme lors d’un banquet, l’homme et la femme en terra cotta ornent la vaste urne funéraire contenant leurs cendres. Je n’oublierai jamais leurs sourires énigmatiques, apaisés, leur éphémère expression saisie par l’artiste pour l’éternité. Avec Gabriele d’Annunzio, j’avais célébré Tarquinia l’endormie à travers les siècles, il m’avait guidé dans les ruelles médiévales, étroites et fraîches pour mon plus grand plaisir. La chaleur suffocante des terres arides que les archéologues ont éventrées pour découvrir le passé ne m’indisposait pas. L’ardeur du soleil ne m’incommodait pas, je n’y prêtais pas attention. Ma passion pour les vieilles pierres me rendait insensible aux températures. 

Je n’ai résisté au plaisir d’évoquer Tarquinia la belle pour le lecteur, mais venons-en à Lacan.

Habituellement je ne descendais à la plage qu’en toute fin d’après-midi, après le départ des touristes. Je vivais alors intimement la mer tyrrhénienne, ses caprices, ses couchers de soleil somptueux.  

Pourtant ce jour-là, on m’attendait au Lido de Tarquinia pour une après-midi en mer sur un voilier. Descendant vers la plage, je fus agressé par les chaleurs de septembre. Cette année-là elles étaient lourdes, étouffantes, épaisses aurait-on dit. Sur l’immense plage, les touristes rôtis par le soleil cherchaient avidement l’ombre des parasols, leurs pieds ne supportaient pas même le contact avec le sable brûlant. Un lourd silence planait, à peine griffé par quelques cris d’enfants jouant au bord de l’eau clapotante. Pourquoi diable avais-je accepté cette promenade en mer ? 

Je marquai un temps d’arrêt avant de traverser la fournaise encombrée de corps.

Décidément, je préférais l’esthétique étrusque ! A cet instant, je vis un homme sauter de son hors-bord et venir vers moi à grandes foulées entravées par les eaux.  J’avais déjà remarqué cet homme faisant le beau sur le rivage. Il était courtisé car il avait un bateau, lui, c’était un chanceux, disaient les vacanciers autour de lui, il pouvait à loisir se rafraîchir en pleine mer, vivre l’enivrement de l’air marin fouettant son corps bronzé. Et il pouvait faire des excursions ! Dans le même temps, j’avais repéré le voilier de mes amis plus loin, sur rade. Ils me faisaient signe de les rejoindre avec le bel éphèbe. C’était parfait. 

 

L’accueil à bord est enthousiaste. Un café très fort servi sur glaçons a été prévu. Quel luxe ! Tous, nous commençons d’abord, rituellement, par nous rafraîchir le front avec le verre empli de glaçons cliquetants, puis, à petites gorgées, nous buvons ce breuvage digne des dieux. Quel bien-être ! 

L’équipage est composé d’un jeune ménage très amoureux, du « commandant » comme tous l’appellent ici et sa femme, de l’homme au hors-bord et d’une femme d’une trentaine d’années qui a laissé son mari à terre pour les vacances. Tous usent de patience pour cohabiter dans la paix. Les uns veulent de toute évidence se reposer, les autres nager autour du bateau, ou lire, prendre une douche. Profiter du temps présent. Mais la femme, elle, est bavarde. Elle est intarissable. En tant que philosophe, elle fait part de ses remarques et réflexions sur la psychanalyse vue par Lacan, dont elle a suivi assidûment cours et séminaires. Elle tend la perche pour recueillir quelque approbation de l’un, ou de l’autre. En vain. Quelqu’un lui dit mollement : 

- Si tu le dis… je ne suis pas très lacaniste, à vrai dire.

- Lacanien, interrompt-elle. Pas -iste. 

- Je ne suis pas très –iste poursuit-il.

- Tu te moques de moi avec ton –iste. La-ca-nien te dis-je. Je suis une lacanienne-ne. Et une lacanienne convaincue ! 

 - Moi, me moquer ?  Oh non, je n’oserai pas … je dors un peu, la chaleur peut-être ?

- Et vous deux, les tourtereaux, qu’en pensez-vous ?

Un «De quoi ?» distrait lui répond.

- Bon, puisque c’est ça, reprend-t-elle, je vais faire de la planche à voile jusqu’au dîner ! J’ai besoin de bouger, moi.

Et voici qu’elle se lance dans l’affrètement de la planche à voile solidement amarrée sur le pont depuis le début de la croisière et dont personne ne s’est servi en une semaine. La tâche est ardue. Elle peine, elle souffle, elle rouspète à mi-voix. Enfin, une bonne âme se lève et l’aide. La planche passée par-dessus le bastingage, il faut que la dame passe à son tour …et l’échelle de coupé n’est pas encore sortie. Comment faire ? Osera-t-elle descendre dans l’annexe, ce canot amarré à l’arrière du voilier ? Il faut pour cela faire une très grande enjambée… 

Enfin une exclamation de joie nous parvient, la voici à poste. Puis je l’entends maugréer à mi-voix :

- Euh comment ça fonctionne ce truc-là ? Et, plus fort « Vous pouvez me dire comment il faut faire ? » 

C’est une autre bonne âme du bord qui lui décrit les principes du système. Cette planche était sur le pont du voilier lors de la location et tous l’avaient d’ailleurs trouvée très encombrante pendant les manœuvres. Mais aucun d’entre eux, pas plus que moi, n’avait mis les pieds sur une planche à voile…

Munie des précieux principes de fonctionnement, notre philosophe s’écarte du voilier d’une poussée énergique. 

- A tout à l’heure !  

- A bientôt, bonne balade, répond l’équipage en chœur. 

L’un d’eux ajoute : 

- Que Lacan veille sur toi ! 

Et chacun de reprendre ses activités. Je suis heureux de retrouver le « commandant » du bord, c’est un ami de longue date. Nous bavardons de tout, de rien, sans voir le temps passer. Soudain quelqu’un dit :

– Ah quel bon silence ! Oui un silence sans Lacan, ça fait du bien.

- Oh oui, comme cela fait du bien ! 

- Mais où est-elle ? 

- Qui ça ?

- Notre amie ! Vous la voyez ? 

- Non, elle doit pas être bien loin ! 

 Un peu inquiets nous regardons alentour.

- Ah, la voilà, à tribord, pas loin du tout. Tout va bien.  

Oui, en effet, je vois sa silhouette à contre-jour du soleil. Plutôt crispée, mais debout. 

Nous nageons autour du bateau, quel délice ! L’eau est tiède, transparente, on a seulement le désir d’y rester indéfiniment.  On se laisse aller, on flotte comme un fétu de paille dans cette eau salée, qui sera si agréable à lécher plus tard sur les bras séchés par le soleil. Insouciants, enchantés de ne plus avoir à approfondir nos connaissances en psychanalyse, nous vivons l’instant présent. Carpe diem. A chacun son truc, sa passion ! 

Pourtant une petite brise se lève, la fin de l’après-midi s’annonce, plus fraîche. Je vois les parasols se fermer sur la plage, les troupes de vacanciers rôtis à souhait semblent plier bagage. 

Et notre amie ? Où donc est-elle passée ? Nous avons oublié de la surveiller de près. Elle n’a jamais pratiqué ce sport, si on réfléchit bien. La plage n’est pas dangereuse et il n’y a pratiquement pas de vent mais tout de même… 

Ah la voilà, tout là-bas !  Loin, vraiment loin, contre le soleil. Elle fait de grands signes. Nous répondons par d’amples gestes, sans pouvoir garder notre sérieux. 

 - On la laisse ? propose l’un. 

- Oh oui, pourquoi pas, dit l’autre, elle nous dit juste bonjour ! 

Un petit temps s’écoule. Puis le commandant déclare : 

- Bon ! Fin de la récréation ! Dommage ! Mais les courants peuvent surprendre au-delà de la pointe. J’y vais. »

Il a déjà démarré le moteur de l’annexe, je l’accompagne. Nous filons vers le large, éblouis par le couchant, au secours de la téméraire véliplanchiste qui voulait nous faire aimer Jacques Lacan, même sur une planche à voile. 

NDLR : La rédaction a pris la liberté d’attirer l’attention du lecteur par un titre accrocheur donné à cette chronique. Aucune aptitude à la pratique de la planche à voile par M. Jacques Lacan n’a été confirmée. 

☐ Bénédicte Fredaine


 

Tag(s) : #Bénédicte Fredaine, #Textes de participants, #Tarquinia
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