Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Dans ce petit village de l’arrière-pays varois, la rue principale serpentait mollement. Après le lavoir, le premier virage mourait devant la boulangerie dont la devanture d’un bleu ciel délavé ne me paraissait pas très engageante. Alignées en vitrine, les miches de pain assaisonnées de farine ne font que peu rêver les petites filles ! En arrivant sur la Place du Centre, le café, égayé de parasols rouges et jaunes, faisait face à l’épicerie. Là commençait le rêve et le mystère ! Une pancarte de bois un peu de guingois annonçait « Chez Maille ». Madame Maille… toujours vêtue d’un tablier à fleurs protégeant une robe plus sobre. Ses cheveux d’un blond roux éteint s’échappaient d’un foulard noué serré sur la nuque. Elle parlait fort. Son regard noir vous toisait et il me semblait même qu’il fouillait mes poches. Ses mains, vigoureuses, empoignaient votre panier pour y fourrer elle-même vos achats et ne vous le rendaient qu’une fois l’addition acquittée. J’admirais la vitesse à laquelle elle comptait, formulant à haute voix « 7 et 3 dix, et 5 qui font quinze… 1 et deux et deux qui font 5 ! Ça vous fera 55 francs ! » Elle vous tendait un bout de papier sur lequel les chiffres, au crayon noir, vous dissuadaient de recompter, tout au moins en sa présence. 
Entrer « Chez Maille » obéissait à des règles tacites mais connues de tous. Une seule personne à la fois dans la boutique ! Les autres attendent dehors mais sans tâter les fruits ou les légumes ! « Vous iriez me les gâter ! » Les commères surveillaient le détail des achats et commentaient en chuchotant : « La Nicole, ça fait trois fois qu’elle prend du beurre cette semaine ! Mais elle en fait quoi de tout ce beurre ? » « Vé les tomates, elles ont un air de deux airs. Aujourd’hui j’en prends pas ! » 
Moi silencieuse et concentrée, je me répétais les phrases apprises par ma grand-mère : « Bonjour Madame Maille, ma grand-mère voudrait 1 litre de lait, un bouquet de sauge, 1 kilo de pommes de terre bien fermes, 6 œufs du jour et une belle barquette de fraises. » Je tendais mon pot à lait de fer blanc qu’elle emplissait au goulot d’un arrosoir énorme posé sur le comptoir. Elle l’inclinait à peine. Je ne vis jamais une goutte se perdre ! Pendant qu’elle préparait le reste de la commande, j’essayais de voir tout ce qui pendait du plafond : les tresses d’ail, les espadrilles colorées, les sachets de poivre, les pelotes de laine, le dentifrice, les chapeaux de paille, les chaussettes, les tire-bouchons, les saucissons et jambons, les mouchoirs à carreaux… Afin de décourager les chapardages, les sucreries étaient suspendues très haut. Une seule concentrait toute ma gourmandise. Des rubans de réglisse surnommés « Langues du Diable ». Que de centimes glanés çà et là, détournés des fonds de sac ou de l’argent de la quête du dimanche ! Mais ces Langues du Diable peuplaient mes rêves gourmands ! Je désarmais ma culpabilité et ma petite honte à coups de « Je renonce à Satan et à ses pompes » murmurés les mains jointes au pied de mon lit. J’avais 7 ans ! J’étais sûre que le Bon Dieu me pardonnait et je recommençais dès le lendemain à entasser les centimes ! 

Dominique Olsenn

Tag(s) : #Commerces, #Dominique Olsenn, #Textes des participants
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :