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L’enfant, souriant, demande à sa grand-mère :
- C’est quoi être vieux ?
Elle cherche vite une réponse qui réponde simplement à cette vaste question.
- Être vieux c’est avoir beaucoup beaucoup de bougies sur son gâteau d’anniversaire !
Satisfait, il recommence à jouer avec ses dinosaures. Elle suit le fil de ses réflexions, rêveuse. Oui les bougies bien sûr, les cheveux blancs, les rides qui gagnent du terrain chaque jour, des petites douleurs errantes, des difficultés qui deviennent déjà des impossibilités… Se confronter chaque jour à cet inexorable de la vie. Affronter, contrer tant que faire se peut. Puis finalement devoir renoncer. Elle en fait mentalement la liste.
- Ne plus courir après un bus
- Accepter de ne plus jamais skier, dévaler les pentes bosselées, jouir du silence d’une forêt tapissée de neige vierge, sourire au chuintement des skis sur le velours d’une neige fraîche
- Déménager pour une maison de plain-pied
- Ne danser le rock qu’en souvenir
- Ne plus recevoir la lumière éblouissante du visage d’un élève qui s’écrie soudain « j’ai compris ! ».
Cette liste de ses nostalgies pourrait s’allonger mais elle n’a pas envie de ce rappel. Tout est présent dans son esprit. L’âge ne se laisse que très rarement oublier. Elle avait fait sienne cette phrase d’Oscar Wilde « Donnez-moi des besoins, je n’ai que des désirs ». Aujourd’hui elle se refuse à la dire à l’envers ! Sa manière de résister en quelque sorte. Elle chérit, entretient, renouvèle ces palpitations du désir. Seuls quelques- uns échappent aux renoncements et consentent à l’espoir de les laisser vivre encore. La liste en est courte, dérisoire peut-être… Elle ferme les yeux pour laisser place à ses questions.
- A quel moment la peau n’espère-t-elle plus de caresses ? Existe-t-il une paix qui éteigne la soif d’une autre peau ?
- La main saura-t-elle un jour retomber, vide, sans trembler de chagrin ? Cette main qui effleurait, câlinait, tenait, réveillait, papillonnait, captivait … un jour ne sera-t-elle plus qu’une pince tout juste vouée à tenir une fourchette ? Les veines qui transparaissent sous sa peau si fine ne battront-elles plus jamais d’un sang bouillant d’ardeur ? Oubliera-t-elle les contours de ce visage râpeux ou les joues rondes de ses bébés ?
- Me faudra-t-il encore patienter avant que mes bras ne renoncent à embrasser ? Privée d’enlacements tendres ou fougueux, que faire du vide de ce berceau naturel ? Au creux de mes épaules arrondies, aucune tête ne pourra plus se poser pour dérober un instant de repos, pour savourer la confiance qui guérit ou pour humer la senteur d’une peau familière ? Entre mes bras désertés, seule l’absence se fait présence.
- N’entrerai-je jamais chez moi que les clés à la main ? Le bourdonnement d’une sonnette qui annoncerait mon retour à celui qui m’attend d’un sourire me restera-t-il interdit ? Les « enfin ! Je m’inquiétais un peu », « viens que je te réchauffe, tu es gelée », « j’ai mis un petit vin blanc au frais, tu m’en diras des nouvelles » n’enflammeront-ils plus le silence immobile de mon entrée ? Plus de tangos impromptus ni de slows langoureux pour fêter des retrouvailles, là debout sur le paillasson ? Aucune danse ne se satisfait d’un seul pas.
- Serai-je pour toujours privée de l’excitation de l’achat imprévu d’une broutille, carte postale, bretelles colorées ou grappe de raisin et de la fougue amusée qui portait mes pas jusqu’au moment d’offrir ? L’exquise sensation de vouloir surprendre l’autre au coin de l’inattendu et lire dans les étincelles de ses yeux et son sourire esquissé la complicité qui nous tient, cela aussi me sera refusé ?
Elle sourit à la lueur têtue de ses espoirs.
Oui, c’est cela aussi être vieux… renoncer certes, mais également se garder vivant de ses désirs impérissables.
Dominique Olsenn