Enfance … Innocence … Chacun de ces deux mots résonne dans l’écho de l’autre. Indissociables. Couple perpétuel de la construction nostalgique des adultes. Cette innocence idéalisée est destinée cependant à être perdue. A l’image peut-être d’Adam et Eve perdant le paradis en choisissant la voie de la connaissance ? Les circonstances de cette perte varient bien sûr d’un enfant à l’autre. On pense inévitablement au Père Noël. Y croire quelques années pour finalement ne plus y croire un beau jour parce que le grand frère ou les camarades de classe vendent la mèche sans ménagement mais surtout parce que l’on est prêt à accepter une réalité même décevante. J’y ai cru dur comme fer à ce bon vieillard et déplorait de rater son passage qui s’effectuait toujours pendant la messe de minuit ! Puis un jour, ravie et fière de pouvoir prouver à ma mère que je n’étais plus un bébé mais une grande fille, j’annonçais, prête à recevoir des félicitations, « je n’y crois plus, c’est les parents » ! Je n’étais pas déçue, ni me sentait trahie par la découverte de ce mensonge. Par contre, la conclusion immédiate de ma mère « donc à partir de maintenant tu n’auras des cadeaux qu’en fonction de ton comportement et de tes notes » me glace encore. Comprendre à ce moment-là, confusément, que j’étais encore plus grande que je ne l’avais espéré et que j’avancerais désormais sur des terrains périlleux. La trahison brûlait, là. Mais pour rien au monde je n’aurais fait marche arrière. Je voulais juste grandir, animée par cet autre couple qui habite l’enfance. La peur et la passion de grandir. Un enfant doit gagner sa propre vie à coups de désillusions, de renoncements parfois, de chagrins qui toujours, ou presque, ouvrent une voie vers sa liberté de penser, de raisonner, de croire ou ne pas croire qui lui donnent force et désir de continuer à grandir. Accepter l’imperfection des adultes et leurs transgressions. Tâche éprouvante mais si féconde.
Certains évènements signent plus que d’autres l’entrée « en liberté ». Vers mes quinze ans, je passais mes vacances au presbytère de mon oncle avec mes grands-parents. En passant dans le jardin qui bordait l’arrière de l’église, je jetais un coup d’œil machinal par la fenêtre de la sacristie. Le spectacle que je découvris me coupa la respiration. Renversée sur la grande table en principe réservée à la présentation des aubes et des étoles, toutes jupes relevées, une femme accueillait mon oncle dont le pantalon à bretelles gisait au sol. Je me souviens que je fus tout d’abord choquée du désordre sacrilège de la pièce puis effrayée de l’expression que je crus douloureuse sur leurs visages. Enfin horrifiée de ce que je n’aurais pas dû voir ni savoir. Le traumatisme fut long à évacuer. Mais il libéra au bout d’un temps une poche de liberté inattendue qui guérit la blessure. Je me sentis autorisée à faire un pas de côté, considérer d’un œil enfin critique ce que j’acceptais jusqu’alors sans trop de réticences. L’obéissance systématique, la conformité consentie aux normes parentales connurent une mort lente mais tellement joyeuse. Contredire sans culpabilité un adulte devint le sport favori de mon adolescence. Quels délices dans chaque découverte d’une parcelle de liberté nouvelle qui me séparait chaque fois un peu plus de cette innocence tant glorifiée.
Bien sûr, la vie qui avance permet de se retourner avec indulgence sur son enfance. Elle est un souvenir de soi que l’on porte en soi. Comme l’innocence. La mémoire de cette force invisible qui nous animait enfants et nous poussait toujours plus avant quelles que soient les difficultés et le prix à payer survit toujours en nous. Devenir adulte est un travail sans fin…
Dominique Olsenn