Je suis fils unique, prénom Aurélien. J’ai sept ans et une douce quiétude enveloppe ma vie.
Mon père travaille beaucoup car il est médecin libéral, je ne sais pas trop ce que cela veut dire mais pour moi, libéral, ça veut dire qu’il n’y a pas d’heure pour rentrer chez soi. Ma mère est institutrice et passe beaucoup plus de temps avec moi. Quand j’ai fini mes devoirs, elle joue à la bataille, au jeu de l’oie, ,à la crapette et parfois, je la soupçonne de me laisser gagner. Le soir, elle prend un livre et me lit des histoires pendant que doucement, je ferme les yeux. Quand elle fait des cakes, je trempe mes doigts dans la pâte et elle me dispute en souriant. Parfois, elle accepte de jouer à cache-cache et j’adore trouver des endroits improbables, la caisse à linge, le placard de la cave, le dessus des armoires. Elle fait mine de prendre un temps infini pour me trouver. Alors, je ris aux éclats et j’entoure mes mains autour de son cou. Lorsque c’est dimanche et que mon père est là, j’aime jouer aux petits soldats de plomb qu’il a hérité de son père. Ils sont introuvables dans le commerce, donc uniques et précieux à mes yeux. Il imagine avec moi la bataille de Waterloo, les stratégies de chaque camp, comment encercler l’ennemi et gagner la guerre. J’ai sept ans et je suis heureux. Bien sûr, il y a l’école où apprendre m’enchante mais il faut supporter certains devoirs qui ne m’intéressent pas, supporter aussi la cour de récréation où des écoliers cherche la bagarre et me collent quelques bleus bien appuyés. Mais il y a aussi de bons moments comme avec mon meilleur ami, Laurent, qui vient souvent jouer et parfois, reste dormir dans ma chambre. Les batailles de polochons, les bonbons chapardés dans le placard de la cuisine, les confidences, mon petit monde est peut-être étriqué, mais il me convient.
Pendant les vacances d’été, nous partons en Bretagne, dans la maison de mes grands-parents qui sont toujours ravis de nous voir arriver. Mon grand-père m’emmène le matin tôt quand la mer découvre les rochers à marée basse, nous avons une musette et des crochets destinés à débusquer des étrilles, des couteaux et même des crevettes. Le dimanche après la messe, nous allons, nous, les trois hommes, mon grand-père, mon père et moi tirer au fusil pour faire des trous dans des cartons, chaque année, je sens que je fais des progrès et même des fois, je vise mieux que mon père, je ne suis pas peu fier quand grand-père me fait un clin d’œil et lève son pouce dans ma direction. Puis, au stand de Gros Jules, Papa m’achète des sucettes à l’anis, je n’en ai jamais mangé d’aussi bonnes. Après le repas, maman, avec son beau bikini à carreaux bleus et blancs vient nager avec moi et parfois, je m’accroche à son cou. Elle me gronde doucement en disant que je l’étouffe. Quand nous rentrons dans la maison, ça sent bon les gâteaux bretons et nous nous régalons. Elle sait très bien cuisiner, ma grand-mère, et pas que les gâteaux, c’est un vrai délice et j’ai un appétit que je n’ai pas chez moi où je rechigne souvent à finir mon assiette.
Lorsque nous chargeons la voiture à la fin du mois d’Août, j’étreins mes grands-parents comme si je ne les reverrai jamais et ma grand-mère me rassure, tu reviendras avec tes parents l’année prochaine, ce n’est pas si loin. Je verse une larme vite réprimée et je chante à tue-tête dans la voiture. Une demi-heure plus tard, je me sens fatigué et m’endors jusque chez nous. Mon père me porte sur mon lit douillet, maman me déshabille et le matin, je souris en repensant à tout ce que j’ai fait pendant ces vacances.
Septembre et la reprise de l’école me tord le ventre malgré un beau cartable flambant neuf, maman me rassure, ne t’inquiète pas, même si ton ami Laurent a déménagé, tu te feras bien d’autres copains.
Allez, en ligne par classe, nos noms défilent, CP, Ce1, Ce2, Cm1, je monte les escaliers en silence jusqu’à trouver ma place dans la classe où je serai toute l’année scolaire. La journée me paraît d’une lenteur interminable et je rêve à la Bretagne, à la pêche, aux bains de mer, aux gâteaux de grand-mère et à cet été merveilleux. 16H30, la cloche sonne et je dévale l’escalier en courant. Je m’assied sur les marches dans la cour en attendant maman. Après un goûter bien mérité, j’étale mes affaires sur la table pendant qu’elle trouve le papier transparent pour recouvrir mes livres.
Papa travaille toujours beaucoup entre ses rendez-vous et ses visites à domicile, maman dans son école et moi entre mes devoirs et mes jeux avec eux. La secrétaire de papa part à la retraite prochainement et il fait les annonces pour en recruter une nouvelle. La vie reprend son cours mais maman est inquiète de l’achat de cette moto qu’elle trouve dangereuse. Mais c’est tellement pratique pour les domiciles qu’elle a compris cette nouvelle acquisition.
Après quelques mois, papa rentre de plus en plus tard et je sens que maman est soucieuse, elle a peur des accidents . Lorsque je suis couché, je les entends discuter dans la cuisine et les voix sont un peu différentes d’avant. Un jour, alors que je suis attablé dans la salle à manger, sensé faire mes exercices de calcul, j’entends maman soupirer dans la cuisine. Elle à l’air triste en ce moment, je ne sais pas trop ce qu’il se passe. Quand ils sont tous les deux, des disputes chuchotées me parviennent aux oreilles, quelque chose a changé. Papa ne lui fait plus de petits bisous dans le cou qui la faisait rire, il plonge le nez dans ses dossiers, il a un congrès médical bientôt et ils ne se parlent qu’à table, quand nous sommes tous les trois. Après un colloque de trois jours où papa ne rentre pas le soir car c’est dans une ville loin de chez nous, nous sommes tous les deux et le manque se fait sentir. Après ces trois jours, papa revient et défait sa valise, mettant ses affaires sales dans le panier à linge. Le lendemain en rentrant de l’école, maman va à la salle de bains mettre une lessive en route et je la surprend en train de respirer une des chemises de mon père. Pourquoi tu fais ça, elle a quoi, cette chemise? Rien, rien, je regardais s’il n’y avait pas de tâche. Le soir, dans leur chambre, j’entends comme des disputes et je suis soucieux.
Jusqu’à présent, la vie était pour moi une bulle de bonheur entre mes parents. Quelque chose s’effrite dans mon univers, papa n’a plus de temps pour jouer avec moi, le dimanche, il prétexte du travail de dossiers en retard et part à son cabinet. Maman a l’air attristée ou songeuse, je ne sais pas mais la vie a changé, je perds mon insouciance et je scrute de plus en plus leur couple. Je deviens morose, je vais plus souvent jouer dehors avec mes copains et quand l’heure indiquée par maman arrive, je rentre à reculons dans cette maison où l’ambiance respire le malaise.
Et puis un dimanche matin, après le petit déjeuner, mes parents me disent que nous avons à parler tous les trois. Je m’écroule sur un fauteuil et je pense que ce qu’ils ont à me dire ne va pas me rendre joyeux.
Tu sais, Aurélien dit papa, ta maman et moi avons décidé de nous séparer mais je reste le même papa, maman aussi, simplement je vais habiter ailleurs. Déjà ce mot simplement me semble inadapté à la conversation. Je suis dévasté, comme si un tsunami fonçait sur moi et me donnait l’impression de me noyer, il continue à parler mais mes oreilles se ferment et j’ai envie de pleurer.
Quelques mois plus tard, il est convenu, lors du divorce, que maman me garderait la semaine et que j’irai un week-end sur deux chez papa.
Le soir dans mon lit, j’essaie de réaliser cette nouvelle vie sans papa et maman ensemble et les cartes sont brouillées. Papa et maman, c’était comme une entité inséparable et je me demande comment je pourrai vivre cette séparation qui ne m’avait jamais effleuré l’esprit.
A côté de son cabinet, il a trouvé un appartement avec deux chambres et vient me chercher à la maison. Collé à la vitre arrière de la voiture, je me retourne pour apercevoir le visage de ma mère qui devient un point minuscule après un centaine de mètres.
Le premier week-end que je passe chez lui, j’appréhende un peu mais il est très détendu et me propose pour le lendemain un cinéma avec des glaces à l’entracte, j’ai hâte d’y être. Il me dit que nous allons au café rejoindre une amie à lui. J’aperçois une très belle jeune fille, agréable qui me parle gentiment, me pose des questions sur l’école, mes activités extérieures et je me sens intimidé . Au cinéma, le film démarre, et je suis captivé par l’histoire. Lorsque je tourne la tête pour dire quelque chose à mon père, je vois qu’ils se tiennent par la main. Je comprend très vite que c’est pour elle que papa a quitté maman. Voilà ma première découverte de la nouvelle vie de papa.
Ainsi, on peut quitter sa femme pour une autre? Est-ce à cause de moi qu’ils se sont quittés? Elle s’appelle Mathilde et je sais maintenant que la nouvelle vie de papa, c’est avec d’elle.
Je suis triste pour maman et trouve le temps long où je pourrai la serrer dans mes petits bras.
Pourtant, la semaine où j’étais seul avec elle, elle faisait tous les efforts pour que la vie soit gaie. Quelques semaines après, Mathilde sera là à plein temps, dans la maison de papa, puisque j’apprends que c’est elle, la nouvelle secrétaire qui lui a tourné la tête.
Après six mois de ce rythme nouveau, je trouve des avantages à cette double vie. Pour maman, c’est une période difficile où elle se remet peu à peu de ce nouvel état de fait.
Je suis un autre à présent, ma confiance dans une vie idyllique, comme avant, est tombée. Le choc que j’ai subi s’estompe peu à peu et je grandis avec cette faille que je n’aurai jamais imaginé. Je ne suis plus ce petit garçon innocent qui croyait que rien jamais ne troublerait ce trio que nous formions depuis que j’étais né.
Des années plus tard, je fais des études supérieures et je repense à cette période dramatique qui me semblait impossible. Je garde une nostalgie de ma petite enfance où l’innocence dictait mon quotidien. Oui, j’ai perdu une part de mon innocence mais l’ai-je totalement perdu? La souffrance de la séparation m’a fait gagner une ouverture que je ne soupçonnais pas.
Et puis, ce petit rien de l’innocence, j’y reviens de temps en temps et elle alimente très régulièrement mes choix et ma créativité .
Véronique Kangizer