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La guerre des vents

A l’ombre des aulnes, pas très loin de la maison isolée dans une campagne encore engourdie par un reste d’hiver, une table blanche et quelques chaises voisinent le potager. Armée d’une paire de ciseaux, j’ai disposé en étoile les albums de photos de famille sur le plateau. C’est décidé, il me faut à tout prix en extirper ta tête de légume décomposé. Comme un cadeau à faire à tous ces clichés des oncles et tantes endimanchés, des cousines aux robes fleuries, des grands-parents en noir sur le banc blanc du cimetière, des tantes fièrement assises sur une moto d’un siècle passé, du bac à sable des enfants, du bras de maman. Peu à peu, les raclures échouent sur l’herbe naissante. Il me reste à ramasser les morceaux du bout de mes doigts protégés par des gants. Surtout ne pas me salir ! Les débris atterrissent sur le tas de compost. Après tout, quel meilleur endroit qu’un tas de pourriture pour y enterrer toutes les chutes de papier glacé déclassé par ta tête de lisier. A cette époque de l’année, la fumure commence à produire des gaz nauséabonds. Ils vont t’avaler et te réduire à néant.

Je me perds en pensée dans les carrés du potager quand un vent violent venu de nulle part, survole la rivière, gouline en froids frissons le long de ma chaise, se rue sur les pauvres décombres végétaux, déterre et soulève les morceaux de photos épars, les suspends un instant au-dessus des miasmes fumants comme des cartouches tirées par d’invisibles revolvers. Une bourrasque plus intense jette tes milliers de tête sur l’innocente famille pour leur redonner leur place initiale.

Sidérée par la rapidité de l’action, je songe un moment à chercher ton fantôme dans les allées du jardin.

Un vent du sud à son tour nait entre les branches du chêne des marais. Il n’hésite pas à venir caresser la naissance des cheveux relevés de ma nuque, contourne mes épaules comme un châle de beauté embaumé, s’élance des branches des châtaigniers pour longer les saules et les osiers. Flotte un instant une senteur de jacinthe. La fleur préférée de ma grand-mère, celle qu’il a tuée. Ma mémé. L’air chaud arrondit son souffle autour de mes pieds, m’enveloppe et remonte vers les photos étalées.

Pour mieux suivre sa course, je me penche. Et dans toutes les images souriantes, ta tête lentement fond comme sous l’effet d’une tempête solaire, un vent d’une force inouïe qui en plein cœur de mon histoire, efface ton existence jusqu’au moindre souvenir.

Valérie Weber

Tag(s) : #Valérie W., #Le vent, #Textes des participants
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