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J’avais décidé que je ne bougerai pas. Mais je finissais toujours par renoncer. Dans la pénombre du hangar, les sabots de ses semblables tapaient dans les cornadis. Des chuintements de mastication lente s’échappaient du foin étalé devant les structures métalliques. Du couloir entre les stalles montait l’odeur de l’herbe sèche mélangée à celles des déjections humides. Au bout du bâtiment, la traite se finissait, la trayeuse hoquetait entre deux succions des pis roses dégoulinant d’un liquide pâle. 
Sa toison rousse flottait comme les branches d’un saule dans une brise légère. C’était toujours elle qui prenait la tête du troupeau, aussi bien pour entrer dans la salle de traite que pour la quitter. A la sortie, tandis que ses congénères remontaient la travée et passait de chaque côté de l’endroit où je me tenais, elle se campait devant moi, dans une attitude figée. De ce lieu stratégique, je pouvais examiner l’état des peaux, des os, les pis, pour évaluer la bonne santé des animaux qui vivaient jusqu’à l’hiver dans les prés entourant ma ferme percheronne. Des Jersiaises blondes et des Normandes blanches aux grandes taches brunes côtoyaient quelques Limousines café au lait et des Charolaises crème. De sa race Highland, elle en était l’unique représentante dans le cheptel. Ses cornes démesurées se dressaient sur son crâne de taille respectable. Ses longs poils lui faisaient une houppelande. Elle ne produisait presque pas de lait. Pourtant elle aimait ces deux passages par jour à la trayeuse où ne venaient en principe que les Prim’Holstein.
Comment ça avait commencé, je ne m’en souviens plus. Peut-être depuis qu’elle avait mis bas son dernier veau. Il lui avait été laissé pour quelques heures avant de rejoindre les autres petits dans les logettes où ils passeraient quatre à cinq jours à être nourris avec des seaux de lait. Ils seraient ensuite envoyés à l’abattoir pour finir en croquettes pour chiens et chats.
Un matin à la fin de l’été, alors que la chaleur étouffait les bruits du dehors, les suites de son vêlage sans doute oubliées, elle avait ralenti dans le hangar, s’était planté devant moi et n’avait plus bougé. J’avais mis ça sur le compte de sa fatigue. Je m’étais alors approché, la main tendue vers sa toison. Avec de brusques mouvements de tête, elle m’avait signifié sa désapprobation et je n’avais pas osé aller plus loin. Les marques d’affection la gênaient, et les sursauts erratiques de ses longues cornes menaçaient de me transpercer les bras. 
J’ai levé le bâton en os épais que je garde pour me faire respecter. Je voulais la chasser et l’obliger à me contourner. Elle demeura immobile, dans l’attente.
En me penchant, je lui donnai un léger coup sur l’encolure. Un précipice entre mes deux oreilles s’ouvrit quand elle meugla d’indignation, instantanément rejointe par le mugissement des animaux dans les stalles et ceux déjà partis pâturer dans les prés encore verts. Par prudence, je m’écartai de son chemin. Elle fit un pas, puis deux et reprit sa marche normale et sa vie habituelle.
Les jours suivants, le scénario se répéta, encore et encore. Je ne la frappais plus. Je restais là à la défier. Mais c’était toujours moi qui abandonnais la partie.
J’y pensais jour et nuit. Mes rêves étaient peuplés d’elle. Elle se levait sur ses pattes arrière et me toisait de ses yeux sombres comme des trous noirs dans la masse de sa toison. Je me réveillais la bouche sèche. Pourtant, j’en perdais le boire et le manger. L’ouvrier agricole envoyé pour pallier mes défaillances, me recommanda de l’envoyer dans une ferme voisine, de l’échanger contre une Salers ou de la faire réduire en chair à pizza ou à lasagnes.
Rien n’y faisait, je n’entendais personne, je ne voulais pas de conseil. La seule chose qui m’intéressait était qu’elle cédât. Le personnel de la ferme, venu au spectacle avait toujours quelque chose à faire à proximité à l’heure de nos affrontements. Quelqu’un trouva assez drôle de passer un air d’harmonica qui retentit dans les collines avoisinantes. Bien sûr qu’il était une fois dans l’ouest… Il était une fois une peau de v… Je hurlais, je chantais, je frappais, je tentais une caresse. Elle restait campée, les yeux invisibles sous ses poils, parfois pendant de longues minutes, une heure… Une envie pressante me faisait capituler, ou bien ma lâcheté, ou bien l’envie fugace puis tenace de passer à autre chose. Et puis son obstination, je n’osais avouer qu’elle me plaisait. Elle avait « du chien », de la constance, elle me bravait. Je vacillais dans la certitude que j’avais de valoir bien mieux qu’elle, qu’elle n’était après tout qu’un animal dépourvu d’intelligence, que j’étais une femme puissante, droite dans mes bottes, avec mes hectares de terre, de bois, de prés et ma centaine de têtes de bétail. Mes employés finissaient par se lasser d’un duel qui n’avait qu’une issue sans surprise. Je me retrouvais isolée face à ce démon.
Les jours ont défilé, les saisons, une année a disparu je ne sais où. Mon inconscient achevait d’être entièrement occupé par la nécessité de gagner ce combat de patience. Je me découvrais têtue, violente. Je cherchais le moyen de la faire plier. Tous les jours, deux fois par jour, je la trouvais devant moi. Tranquille, sûre d’elle. Savait-elle encore ce qui l’avait amené à jouer ce rôle ? Et j’abdiquais, j’abandonnais, je me trainais au sol, je geignais, je vagissais comme un nouveau-né. Il m’arrivait aussi de me tortiller avec plaisir dans une danse incompréhensible, dans la posture d’une sacrifiée, un matador dans l’arène.
Oiseaux, papillons, libellules et plantes discrètes peuplaient les haies en bordures des champs morcelés en parcelles. Entre deux taches du quotidien, j’aimais regarder le damier coloré en patchwork du paysage ornais. Je marchais à grands pas dans la campagne enchâssée dans le bleu céruléen du ciel de plus en plus clément à mesure que la planète se réchauffait. Malgré la beauté du moment, mes pensées retournaient immanquablement se focaliser sur l’entêtée. Pour tenter de l’amadouer, j’allais la voir au pré. Elle aimait les zones humides, les sous-bois, le marécage près de la grande mare. Ses sabots dans les orties ou enfoncés dans une épaisse terre molle la mettaient au comble du bonheur. Elle ruminait pendant des après-midis entières. Je lui parlais, je tâchais de la convaincre. Elle ne me laissait pas la toucher mais il fallait qu’elle comprenne. Je lui promettais une vie longue, j’envisageais de construire un hangar rien que pour elle. J’échafaudais des plans, je projetais d’aller vivre à ses côtés, elle dans la paille toujours propre et moi dans un lit, pas très loin de son odeur de laine brute. 
Un matin de l’automne dernier, un paysan du coin a débarqué dans la cour. Il était armé d’un fusil de chasse, son chien jappait d’inquiétude et tournait autour de ses jambes en gémissant. J’allais soigner mes bêtes mais je me suis arrêtée. L’homme a posé son arme. J’ai posé mon seau. Il m’a salué d’un mouvement de tête. Malgré ou peut-être à cause de son silence, j’ai compris qu’il était arrivé quelque chose. J’ai couru jusqu’au pré au bout du petit bois près de la grande mare. Elle n’était visible nulle part. J’ai avancé vers la partie marécageuse. Parmi les joncs et les carex, elle était tombée sur le flanc. Elle respirait encore. Du sang collait ses longs poils brun roux. J’ai tenté de dégager ses yeux pour qu’elle puisse me voir. Elle a essayé de me mordre ou de me cracher dessus. Ses cornes s’agitaient encore faiblement. Et puis sa tête est retombée. Elle ne bougeait plus depuis longtemps quand les fermiers des alentours m’ont retrouvée, couchée contre sa panse déjà gonflée. 
J’ai cessé de parler. La vie à la ferme n’a pas changé. J’ai continué à travailler mécaniquement. Dans l’allée entre les cornadis, je voyais son fantôme arrêté pour toujours et qui me faisait de l’ombre. La nuit, elle revenait en rêve se mettre devant moi. Et je riais, je ne pouvais m’arrêter de rire, je l’encourageais, je la félicitais. En silence, je la remerciais de sa persévérance.
Il n’y a pas si longtemps, je suis retournée à l’endroit où elle était tombée. Le soleil finissait sa course à l’ouest. Je suis tombée à genoux, j’ai ramassé des paquets de boue séchée, j’ai esquissé une forme un peu confuse que j’ai recouverte de branches de saule pleureur. Entre chien et loup, j’ai posé les cornes que j’avais récupérées sur la sculpture improvisée. Après un dernier regard vers les douces collines du Perche au sud puis vers la fine ligne noire du massif de la forêt d’Ecouves au nord, je suis rentrée chez moi. 

Valérie W.
 

Tag(s) : #Confusion des sentiments, #Valérie W., #Textes des participants
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