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Nord Sicile en mer, un voilier la nuit. Le vent s’est levé, la houle est puissante, la mer très agitée. Il fait nuit noire, les nuages se pourchassent à vive allure, s’amoncellent, ils plombent le ciel. A l’heure officielle de la météo, la liaison radio est terriblement mauvaise, inaudible, émettant uniquement des grésillements incompréhensibles. Nous sommes bien avant l’époque de l’électronique et des GPS ; nous ne saurons donc rien de la tempête qui forcit. Aucun moyen de communication avec un monde autre que le nôtre, minuscule : nous sommes seulement quatre à bord. Le vent hurle dans les haubans, nous avons réduit la voilure au maximum, seul reste le tape-cul, cette petite voile arrière dont l’appui précieux permet de rester dans le lit du vent ce qui stabilise l’embarcation. Déjà j’imagine le naufrage : le bateau couché sur le flanc, la voile dans l’eau, quant à nous… mais que faisons-nous donc ici ? Quelle folie nous a pris d’entreprendre cette longue traversée ? 
Allons, ce n’est pas le moment de s’affoler. Il faut faire face. La nuit opaque colle à mes yeux brûlants de sel, écarquillés pour tenter de découvrir l’île. Mais je ne vois rien que le noir, du noir partout. Le vent s’engouffre dans la capuche de mon ciré, je n’entends rien d’autre que ses hurlements. Les trombes de pluie s’ajoutent aux paquets de mer que nous encaissons à chaque vague, nous grelottons. Mais pas le temps d’y penser. Par élémentaire prudence chacun d’entre nous, grâce à un solide mousqueton, s’est attaché à la ligne de survie qui court sur le pont du bateau. Au moins, si une vague nous jette à l’eau, nous serons récupérables… C’est déjà ça ! Avoir peur ? Normal. Céder à la panique, hors de question, il faut agir, scruter vers le sud là où, probablement, se trouve la côte. Près ou loin ? Le courant est si fort que les calculs minutieux élaborés au compas sur notre bonne vieille carte marine avant de partir ne sont plus fiables. Nous avons de toute évidence fortement dérivé. Il faut impérativement détecter cette maudite côte au plus vite sans quoi nous risquons fort d’y être projetés. Nous nous accrochons fermement à nos points d’appui de plus en plus glissants. Le suspense nous rend muets. Aucun d’entre nous n’oserait communiquer ce qu’il redoute à ses voisins. 
A l’intérieur, dans la cabine tout est sens dessus dessous, les objets qui n’ont pas été amarrés avant le coup de vent vont et viennent avec fracas, brinquebalés par les embardées du bateau et la fantaisie des vagues croisées. La barre est devenue presque impossible à tenir, nous ne savons combien de temps nous pourrons résister. 
Enfin, la sage mesure que j’appelais de mes vœux tombe : nous décidons que si aucune amélioration n’est survenue dans les cinq minutes, nous nous mettrons à la cape. C’est-à-dire nez au vent, moteur à l’appui, pour nous maintenir sur place dans toute la mesure du possible. Cette sage décision prise, ma vigueur renaît enfin, chassant une paralysante anxiété. Fermement attachée à la main courante du pont, je souris à ma voisine aux traits décomposés : « T’inquiète, c’est bientôt fini ! — Ouf » souffle-t-elle en essayant de me rendre mon sourire. Et vlan ! Encore un paquet de mer en plein visage. Cette fois-ci, le barreur a failli passer par-dessus le bord. C’est le « bout » fermement fixé au bastingage qui l’a sauvé, évitant le drame… Cette alerte nous rend plus prudents encore. Elle provoque en moi une volonté farouche de vaincre cette houle hargneuse qui nous agresse sans arrêt. Un tonus que je n’attendais plus m’envahit : j’avais peur car je ne savais pas ce que nous ferions si la tempête empirait. Rassurée par la décision prise de cesser alors de nous obstiner, j’ai repris confiance en nos forces, mon enthousiasme est revenu. Je respire profondément, sans contrainte. Je dévore du regard la masse noirâtre qui pousse les flots menaçants vers nous, j’anticipe les soubresauts du bateau, désormais tout mon corps épouse au mieux les mouvements imprévisibles de la houle, au lieu de se laisser secouer comme un vulgaire paquet par les vagues. J’en accompagne même le mouvement de sonores « Hop, et hop et hop là ! » Je m’amuse, toute fatigue oubliée, j’ai l’impression d’être sur une piste d’autos tamponneuses. Je vis intensément ces instants extraordinaires de lutte non pas contre mais avec les éléments, j’en éprouve une grisante jouissance, l’adrénaline monte, joue parfaitement son rôle. Je savoure des moments d’intense symbiose avec la nature en colère. Etrangement je me sens ivre de nuit noire, de vent, de vagues, ivre de joie de me trouver justement là, au cœur de cette tempête devenue partenaire de jeu. 
Soudain, les nuages se déchirent un court instant, juste le temps pour nous d’apercevoir un immense flamboiement dans le ciel, couleur sang. C’est l’Etna. En éruption. Tout s’explique ! Le majestueux géant bouillonne, il bouleverse la Méditerranée, brouille les ondes, il nous malmène comme fétu de paille. La cause de ce coup de chien, c’est lui. La splendeur de ce spectacle fascinant me transporte, il est grandiose, sublime… et terrifiant : nous ne sommes franchement pas bien gros face aux éléments déchaînés ! Cette vision apocalyptique décuple mon énergie.
Il faut s’en sortir. Nos yeux grand’ ouverts tentent encore et encore malgré les bourrasques de percer l’ombre d’encre qui masque la côte. Soudain des exclamations jaillissent, elles dominent tout le vacarme du vent, des vagues, des claquements dans les haubans : « Là, une lumière ! —Où ça ? —Là regarde, au ras de l’horizon ! » Je veux bien moi, je ne demande pas mieux mais l’horizon monte et baisse à une telle cadence avec cette mer déchaînée … Puis, oui, ça y est je vois, je distingue un petit serpent de lumière qui au ras de l’eau nous indique l’emplacement de la terre. C’est la ligne du chemin de fer qui figure sur la carte, il n’y a pas d’erreur possible, ah quelle satisfaction et ceci juste au moment où nous nous apprêtions à déclarer forfait, à cesser de lutter. 
Déjà nous anticipons le bonheur intense de trouver la mer apaisée dès le cap contourné. Nous sommes submergés par l’immense bien-être tout proche ; nous rions, nous crions victoire. Mais l’aventure n’est pas terminée. Les derniers miles sont une succession d’exploits lors des virements de bord, notre endurance est soutenue par une excitation contagieuse. Nous sommes tous fiers, si fiers de cette expérience sans précédent qui nous a procuré des émotions inoubliables, d’une rare intensité. Face au danger, nous avons connu une exaltation tonifiante, ressenti une joie extraordinaire dans l’accomplissement parfait des gestes essentiels, vitaux. La griserie du succès de notre ténacité nous avait donné des ailes. Nous étions devenus invincibles. 

Bénédicte - Fredaine

 

Tag(s) : #Bénédicte Fredaine, #Textes de participants, #Le Bonheur
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