Tu me demandes ce que ça fait d’écrire ? La première, la seule chose qui me vient à l’esprit c’est que ça fait mal. J’ai d’ailleurs attendu le dernier moment pour te répondre. Et j’ai aussi essayé de botter en touche. Rien n’y fait ! Il faut embrasser l’ortie, accepter la brûlure. Croire. Croire que ça vaut le coup, ces petites histoires de rien du tout. Ces petits tas de mots, ces tas de petits mots. Ceux qu’on voudrait se sortir de la tête, à coup de scalpel, rasoir ou tronçonneuse. Pourtant ils restent là, résistants à l’indifférence, à la menace de l’oubli. Parfois il faut les vomir, les extirper, les faire dégorger à l’acide chlorhydrique.
Si seulement tu ne m’avais pas posé la question, j’aurais pu aller jusqu’à la fin de mes jours, écrire sans y penser, sans trop savoir pourquoi. Il est bien trop tard maintenant, le mal est fait, pas de retour en arrière possible. Je suis bien obligée de l’affronter, comme Winston Smith de 1984 dans le face à face avec les rats affamés qui n’attendent que l’ouverture de la cage pour lui dévorer les yeux ! Lui a choisi les bienfaits de l’oubli. Je préfère la folie autodestructrice en me taillant des boutonnières au cerveau. Ne plus jamais subir la sensation de vertige, essuyer le fiel de la nausée aux commissures de mes lèvres rongées.
Comment ne pas vouloir m’en prendre à toi. J’aurais voulu te haïr, mais je n’ai pas pu. Comment aurais-tu pu savoir ? Une question de ce genre paraît bien innocente dans sa formulation. Tout le monde le fait, à tout bout de champ. Pourquoi peignez-vous ? Et le tricot, ça vous est venu comment ? Pourquoi la généalogie ? Le bricolage, ça vous fait du bien ? Alors l’écriture, pourquoi, qu’est-ce que ça vous fait ?
J’ai envie de hurler : tais-toi ! Tu ne sais pas. Et vous autres non plus, vous ne savez rien. Vous me croyez dans l’occupationnel alors que je suis allongée sur le banc de torture, soumise à la question. Noooon, je ne répondrai pas, je ne répondrai jamais. Plutôt mourir !
Dans ma prison sans réponse, le calme revient, le silence déchaîné de ses pourquoi, de ses comment s’installe. Devant une lucarne située en hauteur, des grains de poussière dansent dans la lumière pâle du matin. Des mots traversent l’espace comme des comètes. Joyce, Yourcenar, Baudelaire, Camus m’enferment dans leurs linceuls transparents. Tu crois quoi ? Tu te prends pour qui ? Et ça ricane, et ça se gausse en chapelets de rires infernaux. Je ne me prends pour personne, je suis Personne. Comme Ulysse échappant à Polyphème. Je suis vaincue par ma propre audace de vouloir me relever, de me tenir vent debout, d’oser dire par écrit, d’accepter la vanité, le mensonge, les petites compromissions et la peur comme compagnons de route, et toutes ces mesquines chimères qui servent de lisier à mes petites histoires.
Sans écrire, qu’est-ce que je suis ? Pas grand-chose. Une petite merde sans nom, un pitoyable être humain. Maintenant, il ne me reste plus qu’à concevoir le baiser du néant comme ultime aventure mais en attendant, je ne veux plus jamais revoir ce gouffre sans fond, cet abîme sans lumière, ce remugle nauséabond qui serait la réponse à ta question.
Qu’est-ce que tu veux savoir d’autre ?
Valérie W.