C’est un exercice redoutable que d’épancher ses ressentis d’auteur, ses états d’âme, ses sensations face à l’ouvrage accompli. Autant questionner la poule découvrant au matin sur la paille et avec soulagement ce qui la titillait depuis la veille au soir. À bien y réfléchir, l’air étonné du gallinacée et ma perplexité face à mes écrits pourraient présenter quelques points communs. Si j’admets le fait accompli, je peine à en comprendre le comment et j’en ignore le pourquoi. Mon cerveau, au fonctionnement légèrement plus complexe que celui de la poule, se révèle pourtant incapable d’expliquer le mystère de la création. Mes textes me surprennent à chaque fois. Je m’étonne, je m’interroge : est-ce moi qui ai produit cela ? De quelle réalité ces lignes, hier encore inexistantes, témoignent-elles ? Quelle valeur puis-je leur accorder ? À quelle raison impérieuse sont-elles censées répondre ? Tout au plus suis-je assez lucide pour comprendre qu’écrire c’est concevoir dans l’euphorie, réaliser dans la douleur et enfin savourer dans la délectation. La conception d’une œuvre tient du jeu, un jeu de construction, « un train électrique pour adulte » selon Orson Welles. Quoi de plus divertissant que le jeu littéraire lorsque le monde est son plateau, lorsque les combinaisons sont infinies et lorsque les règles sont toutes à inventer ? Même autobiographique, le récit suppose un choix, un tri, une pondération, une dramaturgie, une dynamique, une mise en scène des personnages, des situations, des lieux. Écrire c’est jouer avec le temps, avec l’espace, embrasser des vies entières, tracer des trajectoires, voir le monde de haut. Prendre de la hauteur permet de tout voir, tout comprendre, tout anticiper. Parfois l’envie nous vient d’écrire parce qu’on n’a pas d’ailes. La douleur est au rendez-vous lorsque, aux prises avec la résistance des matériaux, l’indocilité des ingrédients, l’obstination de la syntaxe, il s’agit de donner corps à ce qui n’est qu’un projet, une idée, un fantasme. Écrire, c’est creuser sous la surface, se convaincre soi-même de l’existence d’une substance précieuse, cachée dans les profondeurs de soi sous d’épaisses strates stériles qu’il faut traverser pour atteindre le filon. On ne sait pas toujours ce qu’on trouvera mais, pour peu qu’on y mette de l’ardeur, on ramène toujours à la surface des pépites insoupçonnées. L’écriture est ainsi un combat. Contre les idées toutes faites, qui parlent à tout le monde mais n’appartiennent à personne. Contre les facilités, sœurs des précédentes. Contre la paresse, face à la tâche à entreprendre. Ciseler de belles phrases ne m’intéresse pas si elles ne sont pas au service d’une pensée, si elles ne témoignent pas de ma relation au monde. Le travail d’orfèvre est une cerise sur le gâteau mais la cerise n’est pas le gâteau. Écrire, c’est encore lutter contre ses propres travers, se déjouer des obstacles et des croche-pieds qu’on se fait à soi-même, se faire violence parfois. À se combattre fréquemment, on finit par connaître ses forces et ses faiblesses et il est alors aisé de parer les coups de son opposant. Pour ma part, je ne me connais pas de meilleur ennemi que moi-même. Une fois mon adversaire intérieur terrassé, je peux enfin contempler l’ouvrage. Le savourer, même. On ne cuisine bien que ce qu’on aime manger. Écrire tiendrait de la corvée pure sans la promesse de la dégustation. Et si l’on écrit d’abord pour soi-même, on s’accorde aussi le droit de livrer à autrui ce qui nous a satisfait. Au plaisir solitaire succède alors le plaisir du partage. Partage de soi s’entend. Écoute-moi : ce que je raconte est peut-être faux mais ce que cela dit de moi est vrai. Car il me semble plus efficace de me livrer par la fiction que par l’écriture de soi. À mon sens d’ailleurs, l’écriture de soi révèle moins son auteur que la fiction pure parce qu’elle puise nécessairement dans une réalité et des circonstances qui ne procèdent pas de lui, alors qu’une fiction totale se nourrit d’apports intégralement choisis – ou tout au moins qui devraient l’être ; aussi parce que les exigences narratives imposent à l’autobiographe de s’écarter nécessairement de son modèle, alors que la fiction pure n’a pas besoin de tricher. En ce sens, si la fiction se construit à base d’ingrédients soigneusement sélectionnés, elle en dit nécessairement plus sur son auteur qu’une autobiographie. Mais quand la vérité de l’auteur est fuyante, il faut la saisir au vol, avant qu’elle ne s’échappe. J’écris d’abord pour me trouver moi-même. Écrire, c’est aussi dérouler le fil d’Ariane, comme Thésée au cœur du labyrinthe. C’est, comme le petit Poucet, semer des petits cailloux blancs sous les frondaisons sombres et menaçantes. Mes textes sont mes petits cailloux, mon fil d’Ariane. Mes pas laissés dans la neige, dans la boue, dans le sable sont menacés par le soleil, la pluie, le vent. Les textes dessinés page après page sont des empreintes durables, des traces de mon passage. J’écris aussi pour ne pas me perdre. Écrire est encore une révérence. Une salutation, une légère inclination de la tête, un geste de la main vers le couvre-chef invisible que l’on fait mine de soulever. Regarde le haut de mon crâne : je ne porte ni couronne d’épines, ni couronne de roi. Ma tête est semblable à la tienne et pourtant si différente. Nos singularités nous rapprochent et elles m’autorisent à t’écrire d’égal à égal. En cela, je n’ai ni leçon à donner ni principe à faire adopter. Ma vision du monde n’est pas un modèle, juste un exemple. Une fois le cordon coupé, mon texte est autonome et n’a plus besoin de moi. Il vit sa vie et, selon le cas, prend racine et s’épanouit dans les cœurs ou dessèche dans un désert d’indifférence. De loin en loin j’observe son destin, m’amuse de sa prospérité, me désole de sa vanité. Qu’importe ! Écrire c’est se disperser aux quatre vents et laisser faire le hasard. Laurent Eichbaum