A l’aube de ma 95 ème année, l’heure de la sieste est un moment sacré que j’affectionne particulièrement !
Les jours où le soleil envahit ma terrasse, allongée sur une chaise longue, mon regard s’égare dans l’infini de l’océan. La mer ondule et scintille sous l’assaut des rayons du soleil. Le bruissement des rouleaux qui se déroulent sur le sable berce mes oreilles.
Mes pensées vagabondent, les souvenirs surgissent puis s’éclipsent...Je laisse mon esprit vadrouiller dans un demi-assoupissement.
Récemment, survolant ma bibliothèque en recherche de lecture, j’ai ressenti le désir de me replonger dans l’œuvre de Stephan Zweig. L’oubli ayant fait son œuvre destructrice, je redécouvre ses livres avec un plaisir immense. Cet écrivain détient la faculté de sonder les profondeurs de l’âme humaine et d’en exprimer les tourments intérieurs à la perfection.
Romain Rolland lui attribuait ces mots ‘’ce démon de voir et de savoir et de vivre toutes les vies...’’.
Ce voyage dans l’univers des profondeurs de cet homme de lettres fait ressurgir de ma mémoire, un souvenir bien enfoui de mon adolescence !
L’année de mes seize ans, j’étais en internat dans une institution religieuse près de Melun dont les cours étaient assurés par des religieuses et également quelques professeurs laïques.
Dès les premiers jours de l’année scolaire, je remarquai une belle jeune femme brune dont l’habillement coloré mettait un peu de gaîté dans les couloirs de l’institution. Étonnant contraste avec les uniformes noirs de nos chères bonnes sœurs qui ressemblaient à des fantômes voiles déployées !
La mère supérieure passa dans les classes pour nous présenter nos professeurs. Heureuse surprise, la charmante créature que j’avais aperçue, Madame Clotilde Valois, était notre professeur de géographie et d’histoire ; nom prédestiné pour une enseignante dans cette dernière matière.
Dès le premier cours, je tombai sous le charme de cette femme. J’étais subjuguée par sa beauté naturelle, la finesse de ses traits, peu d’artifices de maquillage, des yeux bleus reflétant l’azur, ses longs cheveux bruns mordorés. Tous mes sens en éveil je ressentais un véritable séisme intérieur.
Un grand calme émanait de sa personne ; Inutile qu’elle élève la voix pour se faire respecter, son magnétisme opérait.
Quel contraste avec notre professeur de l’année précédente, une religieuse, qui se faisait chahuter. Ses sourires étaient rares et ses cours monotones.
Madame Valois se révéla une excellente pédagogue ; elle savait captiver notre attention et rendre passionnantes les deux disciplines qu’elle nous enseignait.
Elle détenait la qualité et l’intelligence d’établir une interaction permanente avec la classe, afin de maintenir notre concentration.
Au-delà de ces considérations, j’étais littéralement envoûtée par sa personnalité et le charme qu’elle dégageait.
Difficile de contrôler le trouble qui m’ envahissait en sa présence. Lors de son entrée dans la salle de classe, les battements de mon cœur s'accéléraient, escortés de la sensation que mon cœur allait exploser.
J’étais toujours dans l’attente d’un regard attentionné et d’un sourire. Je la dévorais des yeux !
Passant dans les rangs, un effleurement de son bras m’électrisait!
Si dans un geste affectueux, elle me touchait l’épaule, mon corps s’embrasait.
Lors de la remise de nos copies corrigées, le cœur battant j’attendais avec impatience la minute qu’elle me consacrerait. Un commentaire élogieux me faisait rougir jusqu’à la racine des cheveux. Mon trouble et l’émotion annihilaient tous mes moyens. Je me privais d’un échange constructif comme le faisaient mes camarades de classe.
Après les cours, surmontant ma timidité, je l’accaparais quelques minutes, prétextant des sujets d’actualité en rapport avec nos cours ! Je la questionnais et m’efforçais d’entretenir ces moments d’intimité ! Ces instants privilégiés me rendaient folle de joie. Je m’aventurais à les renouveler fréquemment.
Avec le temps cette tradition s’installa, elle m’accueillait chaleureusement et nous abordions des sujets évoqués qui méritaient un approfondissement. Parfois, d’autres élèves se joignaient à notre discussion et j’en ressentais une vive contrariété et un sentiment de frustration.
Des liens de sympathie se sont tissés au fil des mois.
En souriant, elle me surnommait :
‘’ Mademoiselle la questionneuse ‘’ .
Clotilde peuplait mes rêves ! Que de fantasmes et d’errements les plus fous, agitaient mes nuits...
J’imaginais lui révéler l’attachement et les sentiments que j’éprouvais pour elle.
Elle, s’efforçant en retour de me faire revenir à la raison…
Pendant l’année scolaire, les garçons ont déserté ma sphère d’intérêts, contrairement à mes amies qui alimentaient nos conversations avec leurs conquêtes.
Rentrant de l’internat pendant les week-ends, ma mère s’inquiétait de mon manque d’enthousiasme et de mes refus successifs de rejoindre mes amis pour des sorties.
Pouvais-je assimiler ce bouleversement intérieur à un penchant amoureux pour les femmes ?
Je n’avais jamais été au préalable attirée par le sexe féminin. J’étais sortie avec des garçons et cela se résumait à de simples flirts.
Je n’ai jamais révélé à quiconque, même à ma meilleure amie, les sentiments qui m’ont agitée et perturbée pendant cette année scolaire.
Au fil des mois, ma passion amoureuse s’est essoufflée, remplacée par des liens de complicité intellectuelle.
En fin d’année, j’ai reçu de l’ensemble des professeurs des félicitations élogieuses pour mes résultats scolaires.
Mais celles adressées par Clotilde me sont montées au cœur et m’étaient les plus précieuses. Ma récompense a été un baiser chaleureux.
Lors de notre dernier cours d’histoire, elle nous a annoncé son prochain départ pour l’Espagne suite à la mutation professionnelle de son mari à Madrid.
Pour ma part, je quittais l’internat pour faire ma première et ma terminale à Paris.
Nos chemins ne se sont jamais recroisés.
Avec le recul, les réminiscences des émois amoureux de l’adolescente que j’étais, me font sourire !
La suite de ma vie a révélé, sans équivoque possible, mon penchant pour les hommes!
J’ai eu la chance de rencontrer deux hommes exceptionnels qui m’ont accompagnée dans ma vie. Malheureusement l’un et l’autre ont quitté cette terre emportés par des cancers.
Mon dernier compagnon m’avait communiqué sa passion pour la mer.
J’ai conservé notre appartement à la Rochelle, situé en bord de mer, en raison de cette merveilleuse terrasse qui ouvre sur l’océan à perte de vue, où je passe un temps infini à réveiller le passé et à me laisser dériver dans les souvenirs heureux.
Anne P.