Depuis peu la petite voix s’est tue, Marie Jeanne peut souffler. Un frisson de plaisir, un brin de vertige lui parcourt le corps. Les muscles de son dos se dénouent, sa poitrine respire, son ventre et son cœur se dilatent, ses mâchoires esquissent un sourire. Le silence règne enfin dans son crâne. Par ses cinq sens elle perçoit le murmure du monde. Cette libération a commencé imperceptiblement. Les premiers jours Marie Jeanne s’en étonne, tiens plus de petite voix pour la dominer. Qu’est ce qu’il se passe ? Fébrilement elle la cherche dans le moindre recoin. L’inquiétude est de courte durée, Marie Jeanne s’habitue à son absence. Faire un pas de coté sans entendre une voix tonitruante lui ordonner de rester à sa place, est délicieusement excitant. Marie Jeanne en est surprise, elle découvre en elle une harmonie inattendue.
Revenons en arrière, Marie Jeanne ne sait même plus quand la petite voix s’est introduite chez elle. Au berceau, peut-être ? Dans l’enfance sous l’ombre parentale ? Dans la cour d’école, petite fille en uniforme ? Au début une simple injonction, une banalité du genre : « Finis ton assiette, tiens toi droite ! ». Obéissante Marie Jeanne racle son assiette jusqu’à la dernière miette et redresse son dos. Elle est sage comme une image, chez elle toute plainte, toute colère est proscrite. Des religieuses vêtues en noir et blanc veillent sur son instruction. Sa vie file ainsi couleur sépia.
Avec les années la voix se fait plus insistante, le chuchotement suave du début se transforme en une impériosité vocale permanente. Un rien dans la conduite de Marie Jeanne la contrarie, la voix le lui reproche haut et fort : « elle n’est qu’une mauvaise fille, une bonne à rien, gourde et stupide ». A l’adolescence Marie Jeanne essaye de lutter, de chasser cette maudite voix. Ses efforts se révèlent inutiles la voix reprend de plus belle, triomphante. Marie Jeanne se soumet docilement ; dans ce monde hostile la voix la guide, lui dicte sa conduite.
A dix huit ans pour absoudre ses péchés Marie Jeanne décide de se consacrer à Dieu. Ses parents en sont très fiers. Ce dieu de bonté et de miséricorde ne peut qu’être compassion. Dans l’enceinte du couvent, Marie Jeanne espère trouver paix et sécurité. Hélas ! Ce fut pire, la voix se déchaîne de jour comme de nuit. La mère supérieure est une femme sévère, qui dirige ses sœurs d’une main de fer. Sous son voile sa grande et belle silhouette règne sur l’ensemble de la communauté, sa voix est hautaine, ses phrases courtes, ses paroles cinglantes. Les religieuses n’osent la contredire. La supérieure confie à Marie Jeanne les taches les plus ingrates, elle n’en est jamais satisfaite. Comme novice Marie Jeanne se doit de lui vouer une obéissance sans faille. Elle s’efforce de bien faire, en vain. Dans les grands couloirs sombres elle longe les murs, son ombre flotte dans sa blouse grise, elle s’affaire tel un automate. La voix la tyrannise en une litanie permanente. Lors des offices Marie Jeanne s’accorde un peu de répit, la communion dans le chant la ravit, sa voisine a une voix claire et vibrante, elle l’écoute avec émotion.
Un matin en sortant de sa cellule, elle rencontre Sœur Rose-Marie un panier à la main, de sa belle voix la religieuse l’invite à se rendre au potager. Cet enclos est à l’écart des ordres de la mère supérieure. Fleurs, fruits et légumes s’y déploient dans un joyeux désordre. Ce jardin devient vite son domaine, elle peut y gratter la terre, planter des graines, bêcher, tailler en toute quiétude. Le jour où Marie Jeanne cueille des fraises sauvages la voix baisse d’un ton. La confusion est de courte durée, Marie Jeanne se surprend à fredonner. Sous le figuier en goûtant les fruits murs la voix fait silence. Savourant le calme Marie Jeanne se laisse aller à rêver. Assise entre deux plants de tomates elle imagine autrement l’ordre des choses. Elle ose faire pousser un rosier au milieu des poireaux et des herbes folles. Ses fleurs sont d’un rose délicat, son parfum est exquis. Marie Jeanne en prend grand soin. En quelques saisons le rosier grimpe au-delà du mur. A la veille de Pâques, un matin de ciel bleu Marie Jeanne s’élance par cette échelle improvisée. Au premier barreau, Marie Jeanne se déchausse, lance ses nu-pieds loin derrière elle, les épines ne lui font aucun mal. La clôture franchie, d’un geste léger elle laisse tomber sa blouse. Le pas alerte, le corps joyeux, les cheveux au vent, elle s’éloigne en chantant.
Françoise L.