J’ai 9 ans et une bouille de bébé, une poitrine plate qui me désespère et tous les matins, je regarde dans ma culotte. Rien ! Toutes mes amies, déjà, ont leurs règles, elles et un soutien-gorge, et moi. Rien. Quand j’ai demandé à Maman de m’en acheter un, « pour m’habituer », elle a ri… « Ça viendra bien assez vite. Tes amies sont toutes plus âgées que toi », m’a-t-elle chuchoté à l’oreille.
Je voudrais tellement être grande ! Je rentre au collège avec deux ans d’avance et ce n’est pas rien ; mais tous les professeurs sont des amis de mes parents ou des collègues de mon père et puis, j’ai appris que je vais avoir monsieur Martel en mathématiques, et ça déjà, ça me plaît.
Cet homme-là, c’est Gérard ; le père de mon amie d’enfance en plus d’être l’ami et le collègue de mon père. Je le connais depuis que je me connais et c’est pour lui que je suis devenue une tête en mathématiques. « Un petit génie » comme ont dit toutes mes maîtresses d’école. La meilleure ! Je veux devenir professeur de mathématiques. Comme Gérard. J’aime les maths parce que je l’aime, lui, d’un amour filial.
C’est mon deuxième père en fait. Mon modèle. Gérard Martel.
Il est grand. Un homme massif mais la barbe drue et joviale, le regard tendre et la voix chaude. Depuis que je sais compter, je lui ai demandé de me parler chiffres et formules. J’aime sa rigueur, son enthousiasme aussi quand il m’explique le calcul mental de son algèbre. Quand il m’initie aux mystères somptueux et attirants de l’infini géométrique. Je navigue avec lui quelque part entre l’abscisse et l’ordonnée sur la carte du tendre… Je suis l’X et il est l’ineffable Y et je sais que la plus courte distance d’un point par rapport à un autre point, c’est la ligne droite. Moi, j’ai besoin d’aimer et d’admirer pour bien apprendre. Et là, je suis servie. J’ai 9 ans et le cœur et le corps d’une enfant. Ça m’amuse seulement de devoir l’appeler monsieur Martel, de le vouvoyer. « Ce sera plus facile pour toi », m’a-t-il assuré… Je ne vois pas en quoi ! Mais puisqu’il le faut !
J’ai tellement hâte !
J’ai 11 ans depuis peu et toujours ma bouille de bébé. Je me regarde devant la glace : mes seins sont des œufs au plat et le soutien-gorge que Maman a fini par m’acheter fait des plis encore, sur ma poitrine de moineau souffreteux. Mais ce n’est pas cela qui me préoccupe, qui m’angoisse. J’ai en première heure, un cours de maths avec monsieur Martel. Et j’ai peur.
Tout a changé. Nous sommes trente-deux élèves terrorisés en fait, alignés en silence et comme à la parade contre le préfabriqué qui abrite le cours de maths de monsieur Martel. Pas un bruit. Nous attendons. Le cartable balancé sans rythme ni raison au bout du bras, il arrive d’une démarche hésitante -et je veux le croire malgré tout-, navrée. Il tangue, il titube, il s’appuie contre la cloison puis se reprend et s’approche de nous la tête branlante et agitée de tics qui nous terrifient. Nous sommes la raison de son malaise sans aucun doute, et nous courbons le dos, coupables sans savoir de quoi. Il ne me viendrait plus à l’esprit de l’appeler Gérard. Nous aurions tous envie de crier « Rendez-nous notre professeur d’autrefois ! »
Nous baissons tous la tête et à un signe de lui, nous pénétrons dans la salle de torture. La torture mathématique. Car cette heure est une succession de secondes terrorisées qui s’étirent à l’infini… Il hurle, il se démène et nous croyons voir un démon s’agiter sur l’estrade et tracer d’une craie hésitante -et qui crisse et souvent se casse-, des signes cabalistiques que personne ne comprend plus. Quand il se retourne et interroge un élève sur une de ces formules mystérieuses, -d’une règle dressée-, nous ne voyons pas son regard derrière les épaisses lunettes de soleil qu’il porte depuis quelques temps sur le nez et toute la rangée se lève, comme un seul homme, pour tenter de répondre… Sa voix tonne et sa barbe est devenue maussade et sale par endroits. Ses épaules se sont voûtées et le tremblement qui agite sa main nous terrorise autant qu’il nous navre. Je ne comprends plus rien de ce qu’il enseigne à tâtons presque et toujours d’une voix de tonnerre. Cette voix qui gronde et parfois se brise, je ne la reconnais plus et elle terrifie mon cœur de petite fille.
Un matin de la fin de ma cinquième, Monsieur Martel se dresse devant moi alors que j’aligne, au hasard des pages de mon cahier, des formules mathématiques qui pour moi n’ont plus de sens. Je suis dans la contrainte et l’évitement. Juste occupée à ne pas croiser son regard que j’imagine terrible derrière le noir de ses lunettes. Je sursaute et me fige quand il abat sa règle sur ma table en criant mon prénom de sa voix de stentor. Et je sens tout à coup couler dans ma culotte et aussi sur mes cuisses tétanisées et le long du bois de ma chaise d’écolière, ce premier sang de ma vie de femme.
J’ai 20 ans à présent et je suis en licence d’espagnol, face à une série de dictons qu’il me faut traduire. L’un d’eux me fait revenir 8 ans en arrière et me fige : « La letra con sangre entra »… littéralement, la lettre entre par le sang. Que l’on pourrait traduire par « on n’apprend rien sans peine… » Je souris, navrée. Je pense à mon professeur de mathématiques. À l’homme chaleureux qu’il a été. Au professeur exécré qu’il est devenu ensuite. Je repense à la carrière de professeur d’espagnol aussi que je veux résolument embrasser… par défaut.
J’ai 60 ans maintenant. Je suis ménopausée depuis peu et il fait nuit noire, encore une fois, je me retourne et me tourne dans mes draps échauffés et ne trouve pas le sommeil. Je suis insomniaque depuis quelques mois. Je me désole et m’angoisse d’avoir à me lever tout à l’heure, sans avoir fermé l’œil. Je vais devoir affronter mes élèves avec au fond des yeux, sur mes épaules voûtées, au bout de mes doigts qui tremblent aussi, une fatigue qui me foudroie. Qui m’annihile.
Rien. Je ne suis plus rien. Une pauvre petite chose brisée qui ne supporte plus ni les bruits, ni la lumière du jour. Je vais encore devoir cacher mes yeux ravagés de fatigue derrière des lunettes de soleil pour aller faire cours.
Et soudain, je pense à Monsieur Martel. Gérard.
Je n’ai rien à lui pardonner, le pauvre, mais comme je le comprends à présent !
1 et 1 font de nouveau 2 sur la trame organisée de la nuit étoilée et dans mon cœur navré.
Marie Alexandrine