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Alexandre et Didier marchent le long de la rivière, à la recherche d’un coin agréable pour se baigner. Ce sont des amis de longue date : ils ont douze et onze ans, habitent le même village, sont dans la même classe au collège. Ils sont inséparables. Pensionnaires toute l’année, ils profitent des derniers jours de vacances. Alexandre, surnommé « le grand Alexandre », est long et mince, tout effilé, a de grandes mains aux longs doigts, et de grands pieds : il chausse du « 43 fillette » dit-on pour le taquiner. Cette pointure d’homme impressionne Didier qui admire en secret son aîné duquel tous, au village, vantent la vaillance et l’altruisme. Ne l’a-t-il pas pris sous sa protection lors de leur rentrée en classe de sixième ? A l’époque Didier se sentait abandonné par sa famille dans ce pensionnat hostile qu’il détestait. Il avait besoin de se sentir protégé et Alexandre pour sa part, voulait confirmer sa position de meneur, de chef de groupe face à la classe sur laquelle il pouvait ainsi régner en maître. Tous les élèves, pour une raison ou pour une autre, recherchaient les faveurs d’Alex, tout le monde l’appréciait tant il était présent, serviable à l’occasion, et au courant de tout ce qui se passait dans l’établissement. Par les confidences de ses frères aînés il connaissait ce pensionnat « par cœur » et, sans vergogne, il utilisait leur expérience pour se faire valoir. Cela lui donnait un ascendant sans pareil sur ses camarades. 
Didier lui, au contraire était très timide. Lui, le petit « nouveau », était en outre le plus jeune de la classe, et il détestait sa petite taille qui lui donnait des complexes épouvantables. Il n’avait aucune confiance en lui. Il s’était mis avec bonheur sous l’aile d’Alexandre. Celui-ci était tout fier de d’adopter un « nouveau » sans bizutage, un comportement que lui seul, le grand Alexandre, pouvait adopter sans contestation, car d’habitude les « nouveaux » étaient soumis à diverses épreuves dignes de celles des grandes classes. Mais lorsqu’on est voisin, on a droit à un régime spécial, n’est-ce pas ? 

De réflexion en réflexion, les deux garçons décident de se baigner bien au calme avant d’atteindre la haie du champ voisin. L’eau est merveilleusement agréable, fraîche mais pas froide. Ils y resteraient des heures… Ils nagent, s’ébrouent avant de reprendre leur promenade.

Le soleil joue à cache-cache dans les feuillages des peupliers, une grenouille effrayée saute dans l’eau claire laissant de grands cercles dans l’eau calme de cette belle journée. Une eau qui clapote par endroits entre les berges. 

—C’est plutôt un ruisseau cette rivière, s’exclame Didier, on peut le traverser à pied par endroits, regarde ! On y va ? 
Et les garçons sautant de pierre en pierre entreprennent de traverser à gué.
— Pas terrible ton truc, peste Alexandre. Je n’aime pas ça du tout, ça glisse, ça mouille, je me casse le figure. » Et il regagne la rive à grandes enjambées. Didier a persisté, il est déjà de l’autre côté. 

Les deux gamins cheminent maintenant chacun d’un côté du ruisseau qui poursuit sa course dans le champ voisin, derrière la haie touffue. De joyeuses exclamations fusent de l’autre côté. Les garçons entendent les cris de joie d’enfants qui se jettent à l’eau s’éclaboussant les uns les autres en riant. Leurs mères bavardent probablement assises sur la berge. Elles surveillent de loin. Une voix de femme s’élève, elle donne posément un ordre. Les jeux se poursuivent bruyamment, on rit, on chante, on crie. Puis la même voix, sur un ton comminatoire, ordonne maintenant aux enfants d’être prudents, la rivière est plus profonde qu’ils ne le croient, ils ne doivent pas s’éloigner du bord. Mais la fête bat son plein. 
Soudain le joyeux vacarme s’interrompt tout net. Les deux garçons, figés dans leur mouvement écoutent, interdits, ce silence anormal. Et ce qu’ils redoutaient advient : de l’autre côté de la haie, des clameurs d’angoisse s’élèvent, des pleurs, des cris stridents emplissent l’air. La femme maintenant implore, elle ne sait pas nager, hurle-t-elle, elle se lamente, elle appelle à l’aide, au secours. 

Alexandre et Didier savent que de l’autre côté de cette haie épineuse le ruisseau devient capricieux. Il prend de la vitesse sur la pente escarpée du champ, puis dévale en contrebas en une chute verticale appelée « la grande cascade » dans le pays. Un enfant aura été emporté par le courant. 

Alexandre vient de pénétrer dans la haie. Immobile, il semble prisonnier des premiers branchages, il lance un regard interrogateur à son ami. Didier aussitôt s’écarte de lui et malgré les ronces qui lui lacèrent les bras et le visage il est déjà de l’autre côté. Il se précipite vers le ruisseau devenu torrent à cet endroit : un enfant se débat dans les tourbillons, sa tête surgit hors de l’eau, puis y replonge, en ressurgit, il est en très mauvaise posture. Didier arrive à sa hauteur, le tire hors des eaux tumultueuses, le porte dans ses bras jusqu’au bord. Il était temps. L’enfant hors d’haleine est transi, il tente de retrouver sa respiration, il hoquète, crache de l’eau, suffoque, il pleure, il crie, il gémit, ses lèvres sont bleues. Il a bien failli se noyer en cette merveilleuse journée.  La mère affolée est déjà là qui l’enveloppe dans une grande serviette éponge et le frotte vigoureusement. Elle laisse échapper un flot de paroles. Elle aurait dû le surveiller de plus près, cet enfant, elle n’a pas vu qu’il se laissait emporter par le courant, elle a eu tellement peur, elle ne sait comment remercier Didier qui, trempé de la tête au pied, sourit en caressant la tête de l’enfant.
Alexandre alors sort enfin de la haie. « Ah ces fichues ronces, c’est impénétrable» lance-t-il en ôtant des brindilles de ses vêtements. Mais en son for intérieur, il sait qu’il a pris bien plus de temps que nécessaire pour franchir la haie.  Il sait que tout simplement il n’a pas eu le courage d’intervenir. Lui qui se targue d’être un homme, il a eu peur. Lui qui raconte ses exploits à qui veut les entendre, qui parle haut et clair de courage, il a paniqué. Il savait parfaitement que les eaux deviennent turbulentes près de la cascade, la baignade y est d’ailleurs interdite : il s’était donné bonne conscience, se disant que les gens n’avaient qu’à obéir, voilà tout ! Maintenant il baisse le nez. Il n’est pas fier de lui. Il ne s’est pas montré à la hauteur. Il n’est franchement pas le héros qu’il prétend être. L’épreuve aura été révélatrice. Il a honte. Il voudrait rentrer sous terre. Penaud, malgré son air jovial, il peine à participer à la joie du sauvetage.  

Plus tard, il tentera de discerner pourquoi, en définitive, il n’est pas intervenu. Peur de laisser voir qu’il nage très mal ? De ne pas réussir à sauver l’enfant, ce qui aurait bien évidemment nui à sa belle réputation ? Ou est-ce seulement par ennui de se mouiller à nouveau après son bain ? Ou peut-être par indifférence à ce qui ne le concerne pas directement ? Peu importent les raisons, orgueil ou passivité, les faits sont là, embarrassants. 

Il reprendra espoir lorsqu’une idée lui viendra à l’esprit : ses admirateurs inconditionnels, les collégiens, ne seront pas nécessairement avisés de cet épisode, peu flatteur pour lui, puisqu’ils n’habitent pas le village. Dès lors, son autorité naturelle sur ces petits sots ne sera pas flétrie… Il faudra qu’il circonvienne Didier en temps utile... Voici comment, à sa couardise, il a délibérément ajouté la manipulation d’autrui en sa faveur. 

Bénédicte Fredaine

Tag(s) : #l'antihéros, #Bénédicte -Fredaine, #Textes des participants
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