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Elle m’avait dit : - ”je veux t’offrir un moment que tu n’as jamais vécu”

J’étais sous le charme, déjà amoureux, on s’était rencontrés à Paris en début d’année, encore peinés par la mort du président Mitterrand. Nous étions militants… puis un peu orphelins.

Pour lui rendre hommage, on a dépensé plus que d’habitude pour aller boire un verre à sa mémoire, dans l’une de ses brasseries préférées Paris 7ème : ”La Gauloise”,

nous nous sentions ainsi plus proches de lui, nous évoquions nos manifestations, nos victoires, nous étions persuadés d’avoir changé le cours des choses.

La fougue, la foi et l’illusion de notre jeunesse, notre engagement nous berçaient, nous étions bien ensemble, cela nous suffisait. Nous sommes retournés à notre auberge de jeunesse dans l’Est Parisien.

Puis elle est repartie en Haute-Savoie. Je suis resté à Paris. Nos études respectives nous séparaient physiquement.

Internet et le téléphone portable étaient récents, on communiquait avec les moyens du bord, on était tellement impatients de se parler, de s’écouter, on s’envoyait même des petits mots par la poste ! Le manque est terriblement excitant ! 

Enfin est arrivé le mois de Mai, une semaine de vacances à déguster à deux. Annecy, sa ville que je ne connaissais pas, m’a séduit immédiatement, ses petites rues, sa vieille ville, tout m’enchantait, j’aimais déjà tout ce qu’elle aimait. L’amour bêtifie en toute conscience et sur le moment, c’est enchanteur.

Premier dîner, dernier verre au restaurant, elle dit  : ”je veux t’offrir un moment que tu n’as jamais vécu” les vapeurs du génépi me font sourire, je réfléchis comme je peux et réponds : ”un pique-nuit, heu pardon, un pique-nique de nuit” elle sourit à son tour : ”j’aime ton idée, c’est d’accord, c’est bientôt la pleine lune, unique lumière mondiale pour célébrer notre rencontre”. 

Dans un panier pique-nique déniché dans une brocante, nous avons délicatement déposé deux belles assiettes un peu ébréchées, des couverts et même des verres en cristal, du pain, deux bouteilles d’Apremont, des petites saucisses cuites -nommées diots- de la tomme et du reblochon, du gâteau de Savoie. Un festin.

Elle gare sa bruyante coccinelle, nous traversons les ténèbres pour arriver, par un petit chemin qu’elle connaît par cœur, éclairé par sa lampe torche, sur la rive du lac, magnifique et un peu inquiétante nappe noire révélée par les rayons invisibles de la lune.

Nous avons nagé, nous sommes embrassés, éclaboussés, poursuivis, rattrapés, embrassés, ri, fait la course, chanté, embrassés, dansé et aimés dans l’eau et nous avons eu faim.

Les petits cailloux au sol ne nous ont pas ralentis, nous avons couru jusqu’à nos serviettes de bain, nous frottant énergiquement en nous bousculant, perchés et sautant sur un pied. Essoufflés, heureux. 

La température était merveilleuse, nous avons enfilé t.shirt et bermuda et installé nos couverts, le temps de remplir nos assiettes, j’ai entendu le petit ”ploc” de la première bouteille qu’elle avait ouverte : ”À nous” J’ai répondu ”je crois que je t’aime” elle a souri ”c’est un peu tôt, profitons du moment, c’est le nôtre, levons notre verre à cet astre magique”, j’ai répondu ”bien sûr” et j’ai levé mon verre. J’aurais fait n’importe quoi pour elle.

J’ai allumé un joint que nous avons fumé, je souhaitais entendre qu’elle voulait que ce moment ne s’arrête jamais, que la nuit était notre amie, que nous pourrions être ensevelis ensemble, là, maintenant, mais non, rien de tout ça. Elle souriait, semblait sereine, nous nous sommes encore aimés, elle a ouvert la deuxième bouteille et a dit : ”je retourne me baigner, tu viens ?”

J’ai dit ”j’arrive”. Je me suis endormi.

À mon réveil, l’aube naissante avait effacé toute trace d’encre dans le ciel, je me suis levé, engourdi, me frottant les yeux en bâillant face au lac. J’étais seul. Je me suis enfoncé dans la végétation pour me soulager, pensant la croiser en chemin. Personne.

Je l’ai appelée doucement en me dirigeant vers le bord de l’eau immobile. Pas un mouvement, ni dessus, ni dessous. J’ai fait quelques pas à droite et à gauche, j’ai pensé à faire le tour du lac mais je ne voulais pas trop m’éloigner pour l’attendre. J’avais hâte de la voir, elle me manquait, j’étais tellement heureux avec elle.

Dommage nous n’avions pas prévu de bouteille d’eau, j’avais une soif terrible, besoin de noyer tout l’alcool ingéré cette nuit. J’ai allumé une cigarette qui m’a tourné la tête. Pas malin !

Je suis allé jusqu’à la voiture toujours garée et fermée à clé. Le soleil commençait à chauffer doucement, et moi à m’inquiéter. Pas de papier ni stylo pour lui laisser un mot. Tant pis, elle comprendrait que je suis parti à sa recherche. Arrivé au bord de la route, j’ai fait du stop pour aller à son appartement : personne. J’ai paniqué.

La panique m’a fait courir à la gendarmerie où j’ai répété plusieurs fois, à plusieurs personnes différentes le récit de notre soirée. La gendarme responsable était sceptique, fixant droit mes yeux rougis. J’ai hurlé qu’il fallait aller la chercher maintenant, maintenant !

Ils m’ont conseillé de me calmer. J’ai bu trois verres d’eau et nous sommes partis rapidement.

Aucune sirène hurlante.

Je ne l’ai jamais revue. 

Le lac fut fouillé en tout sens, les pompiers-plongeurs munis de sonars l’ont sillonné pendant des jours, les riverains furent interrogés, les bénévoles ont activement participé aux recherches. Moi aussi bien sûr. Les gens m’évitaient.

Les journalistes sont entrés dans la danse, j’ai été suspecté, épinglé dans les journaux locaux.

Ses parents que je ne connaissais pas m’ont haï, mes parents ont engagé un avocat grâce auquel j’ai été innocenté.

Cela fait 28 ans maintenant qu’elle a disparu. Cela fait 28 ans que je redoute la tombée de la nuit.

Où es-tu ?

Agnès C. 

Tag(s) : #Agnès C., #texte des participants
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