Un baiser dans la nuit
Le 9 août 2024 – 6h02
De : VW
A : groupedenaturalistesecouves@ornenaturalistes.org
Objet : papillon bizarroïde (photo prise de nuit pas très lisible…)
Surtout, surtout, ne rien oublier… Je ne sais par où commencer..
Hier soir, en partant de la Croix Medavy, je me suis rendue à pied à la lisière de notre belle forêt d’Ecouves. Vous pourriez vous étonner que je me sois lancée dans une telle expédition seule mais, vous savez, à mon âge, il ne peut plus rien m’arriver.
Le bruit assourdissant de mes pas m'énervait, je cassais des feuilles et des branches sèches et c'était comme si la forêt s'était arrêtée de respirer pour épier ma progression.
J’ai fini par atteindre une large prairie fleurie en bordure du bois. Le calme est revenu, j'ai cherché le silence : il n'existe pas même la nuit ! J’ai déplié un sac de couchage et m’y suis faufilée pour attendre sans impatience la pluie d’étoiles filantes qu’on nous a annoncée depuis quelques jours. Chaque année on nous promet qu’elle sera plus brillante, plus fournie, plus, plus, plus… Lever mes yeux vers le ciel si lumineux de ces soirées estivales devait m’éloigner d’autres écrans tentateurs aux contenus artificiels et m'éviter de penser à la rentrée, à ma classe de maths, à mes élèves tous les ans plus durs, plus repliés sur eux-mêmes.
Bon, je ne vais pas vous raconter ma vie. Je reprends…
L’herbe parfumée, le sainfoin - parfum d’enfance, souvenirs de fenaisons – cette ambiance me faisait oublier ma solitude et ma peur atavique de la noirceur des arbres tout près malgré le clair de lune. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de loups dans les forêts normandes alors qu’est-ce que je craignais ? La position allongée me mettait mal à l’aise. Je rajustais mes lunettes. Quel animal fantastique aurait pu surgir d’entre les troncs ? Si des yeux me guettaient dans l’ombre, ils avaient sans doute autant d’inquiétude que moi.
J’ai dû m’endormir bien qu’une certaine hypervigilance affecte souvent la qualité de mon sommeil. Voilà que je digresse encore…
Quelques heures plus tard, tandis que les Perséides se transformaient en de longs traits fugaces de feu, un rêve d’enfant s’est accompli. Une compagnie de chevreuils est sortie du bois pour venir brouter la bonne herbe odorante tout autour de mon bivouac. Mon immobilité avait dû les rassurer. Ils avançaient en confiance, l’un d’eux levait la tête, l’autre faisait un pas. Les émanations de leurs corps en mouvement m’enivraient. J’ouvrais grands les yeux sans qu’aucun cil ne bouge. Baignée de tiédeur, imprégnée de l’odeur du sainfoin, je devais être si indétectable qu’un faon s’est approché de moi.
Je vous devine en train de pester. Oui, oui, j’en arrive au papillon. Quand le petit du chevreuil s’est couché en se laissant littéralement tomber sur le sol, il a soulevé une myriade de ces petits lépidoptères rassemblés, me semblait-il, sur une seule fleur. De leurs ailes, je ne distinguais que des points rouges, cerclés d’un jaune phosphorescent, le reste des insectes était d’un noir d’encre. Perturbés, ils se sont élevés dans l’air comme les étincelles d’un brasier moribond avant de retomber sur mon visage.
Ma réaction a effrayé la compagnie de cervidés qui a fui vers les sous-bois. Le faon après un léger tremblement s’est redressé et par petits bonds, est parti rejoindre sa mère.
Je me suis empressée de dégager mes mains du sac de couchage pour déloger les papillons fixés sur mon front, mes joues, mon nez, ma bouche… J’en chassais quelques-uns. Pourtant, ils revenaient toujours plus nombreux, afin de former deux groupes. L’un d’entre eux a colonisé le côté gauche, l’autre le côté droit de ma tête. Parfois, un ou plusieurs individus venaient s’attarder sur mes lèvres. Il me semblait que ce « baiser » me piquait. J’ai crié. Est-ce que j’en ai avalé ? Je ne sais plus. En tout cas, j’ai fini par fuir sans attendre l’aube.
Il y a quelques instants, aux premières lueurs du jour, je me suis hissé avec lenteur sur le siège conducteur de ma petite voiture. Sur l’allume-cigares, j’ai branché mon portable à bout de batterie. Je vous y écris ce message comme on lance une bouteille à la mer. Je ne me sens pas très bien. J’entends mon cœur battre dans mes tempes. La fatigue ou le manque de sommeil peut-être. A moins que… A moins que ces papillons… Non, c’est impossible. Ces fragiles merveilles ne peuvent pas… Je vais me reposer un peu avant de rentrer chez moi. En attendant, l’un d’entre vous a-t-il une explication pour l’étrange comportement de ces papillons de nuit ?
Le 9 août 2024 – 9h34
De : groupedenaturalistesecouves@ornenaturalistes.org
A : VW
Objet : alerte !
Vous devez vous rendre immédiatement à l’hôpital le plus proche ! Ce papillon – diurne, et non pas nocturne – est la zygène du sainfoin (zygaena carniolica vous le préciserez aux urgentistes). Dès que le soleil se couche, les zygènes se rassemblent sur une seule fleur de sainfoin (onobrychis viciifolia), les mâles d’un côté, les femelles de l’autre. Son « baiser » comme vous dites, est mortel. Si vous en avez avalé, l’acétylcholine et l’histamine de leur corps augmentent la douleur que vous pourriez ressentir. Enfin, il contient suffisamment d’acide cyanhydrique pour vous tuer. Répondez-moi pour m’indiquer que vous avez bien reçu ce message et que vous avez été prise en charge.
Le 9 août 2024 – 10h48
De : groupedenaturalistesecouves@ornenaturalistes.org
A : VW
CC : unclosed recipients
Objet : alerte !
Avez-vous reçu ce message ?
Aux autres membres du groupe : quelqu’un sait-il où habite VW ? Elle a peut-être besoin d’aide. Vous savez que je ne peux me déplacer moi-même. J’espère qu’il n’est pas trop tard…
Valérie Weber