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Je n’ai déjà plus rien à leur dire. Je pensais renouer nos liens à l’occasion de la marche de nuit reliant Bourges à Sancerre mais nos motivations ont vraiment peu de points communs : contrairement à mes cousins, je ne vise ni la performance ni le dépassement de soi et j’avoue ne pas me sentir concerné par le défi lancé imprudemment au groupe d’anglais rencontrés peu avant le départ devant la cathédrale au milieu des quelque deux mille randonneurs enthousiastes et impatients. Au signal donné à minuit, la marée humaine a pris la route vers le nord-est, a serpenté entre les habitations surmontées de fumerolles blafardes et teintées par les reflets orangés des candélabres de la rue. À la clarté artificielle du faubourg succèdent à présent les champs plongés dans une nuit froide et pure. À l’avant, les plus vaillants éclairent la route de leurs lampes volontaires. Derrière nous, le cortège s’étire en un long pointillé lumineux tracé dans la campagne gelée. Mes cousins sont équipés de torches dernier cri dont les faisceaux puissants traversent un air transparent et jettent une lumière crue sur l’asphalte sombre et luisant. Le faible rayonnement de ma petite lampe de poche ne peut rivaliser avec leur équipement. Ils ont aussi emporté avec eux leurs sujets de conversation favoris, leurs soucis du moment et toute l’agitation du monde diurne. Je tente de les en extraire à plusieurs reprises. À ma troisième tentative, je renonce. Les dix premiers kilomètres sont les témoins de débats stériles sur des sujets plutôt sans intérêt auxquels je prends part de temps à autre. Mes interventions se raréfient, avant de se tarir. Pour eux, le jour ne s’est pas encore achevé. Je les sens aveugles et sourds à la nuit. Aussi, malgré notre marche synchrone, je n’entretiens plus avec eux qu’un rapport de simultanéité... Je les laisse me devancer, prétextant un manque d’entraînement et leur promets faussement de les rattraper au prochain point de ravitaillement. Leurs silhouettes prennent le large, précédée du halo prétentieux de leur équipement high-tech. Pour les aider à me distancer, je ralentis mon pas. Un groupe de quatre marcheurs bruyants me rattrape et me dépasse. Je saisis au passage quelques mots échangés entre eux : il est question d’embrayage, de facture, de TVA, de politique fiscale... Peu à peu leurs voix s’amenuisent devant moi. Ma petite lampe de poche balaye mon chemin au rythme de mes pas. Le maigre faisceau n’éclaire que les deux mètres du sol devant mes pieds et m’oblige à marcher tête baissée. De temps à autre, le bout de mes chaussures entre dans mon champ de vision. Le reste de l’espace m’échappe. Gauche, droite, gauche, droite.... File droit et il ne t’arrivera rien. Pourquoi faudrait-il qu’il ne m’arrive rien ? Pour mettre fin à mon inconfort – et par bravade – je renonce à éclairer mes pas et me retrouve seul au cœur d’une nuit sans lune. Libéré du rayon lumineux aliénant et réducteur de ma lampe de poche, je relève la tête puisque mon chemin s’est effacé. Derrière moi, les lueurs  diffuses du deuxième point de ravitaillement forment un léger halo. Au loin, devant, quelques marcheurs tentent de percer l’immensité de la nuit de leurs faisceaux dérisoires. Après quelques pas prudents, je réalise que mon éclairage produisait en réalité l’effet contraire à celui que j’attendais : de part et d’autre de la route, de vagues contours apparaissent peu à peu, des masses plus sombres encore que la nuit révèlent leur présence et l’obscurité dévoile autour de moi un paysage dessiné à l’encre de chine. Je n’avais jamais pris conscience de ce que la profusion des sources de lumière artificielle pouvait à ce point assombrir l’horizon... Débarrassé de ma lumière noircissante, je distingue maintenant plus facilement les ombres et leurs nuances autour de moi. Le sol reste invisible mais mes pieds apprennent à lire la route : les herbes audacieuses installées au centre de la chaussée étroite changent le relief sous mes semelles et les gravillons accumulés sur les côtés amplifient le crissement de mes pas. Je rectifie ma trajectoire au moindre écart. De nouveaux poursuivants sont sur mes talons. Pour prolonger l’expérience, l’envie me saisit de m’écarter du chemin balisé, de céder à l’appel de cette présence obscure qui m’entoure et me surplombe. Je m’échappe par le premier chemin de terre sur ma droite pour laisser derrière moi les éclats lumineux et la rumeur diffuse du cordon de randonneurs. Encore une centaine de mètres et je n’entends plus que moi-même, le bruissement de mes vêtements, le chuintement régulier de mon souffle, le chant du gravier sous mes pas. Je voudrais pouvoir avancer sans bruit, m’arrêter peut-être. À quelques pas de moi, un profil massif se dessine sur le bas-côté.  Rocher ? Grume ? Tas de terre ? J’y risque une main hésitante. La surface rugueuse d’une écorce se dévoile à mes doigts. Je m’y penche. Une froide senteur résineuse parvient à mes narines. Le bois répond à ma présence. Maintenant assis, immobile et silencieux, je goûte les frémissements de la nuit venue de la terre. Car la nuit ne descend pas du ciel, elle sourd du sol, se répand telle une eau sombre, noie les prairies, glisse le long des troncs, dévore les feuillages, se répand au pied des murs, grimpe sur les toits, recouvre le monde d’une couche épaisse et monochrome pour n’en conserver que les contours. La nuit se fait matière. Elle envahit les corps et pénètre les cœurs. L’été, sa présence légère et aérienne, tissée de rumeurs et de bruissements, se couvre du scintillement chaleureux des astres, admis à célébration du monde. Au cœur de l’hiver, elle se fait océan dense et insondable ; elle accepte seulement les éclats froids et lointains de la lune et des étoiles, seules exceptions à son absolue noirceur. La nuit est aussi fragile et timide. Elle est pudique en présence d’esprits hostiles et ne peut se révéler qu’aux âmes consentantes. Car toujours elle offre à qui veut la recevoir sa quiétude originelle, cette sérénité des commencements qui prend fin à l’avènement de l’être. En cet instant précis, il me semble revivre une sensation perdue, bien moins qu’un souvenir mais bien plus qu’une hypothèse : une impression fugitive émerge confusément et me renvoie aux perceptions étouffées, aux sons assourdis, à l’ambiance sereine et cotonneuse de ma nuit primitive.

    Avant de rejoindre le chemin des randonneurs, je m’abandonne encore un peu à l’instant et laisse mes sens se perdre dans l’infini de la nuit. Au-dessus de moi, le ventre d’un cargo trace sa route. Il vogue à la surface, se maintient au-dessus du néant et lutte pour rester à flot et ne pas sombrer. Par peur de se perdre, il parsème dans son sillage de petits éclats lumineux, fragments furtifs d’émeraudes et de rubis. Retrouvera-t-il le chemin du retour ?  

Laurent EICHBAUM

Tag(s) : #Laurent Eichbaum, #Textes de l'atelier
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